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MES RÉVEILS 521

membres, rapprendre à parler. La volonté n'y réussirait pas. On a trop dormi, on n'est plus. Le réveil est à peine senti mécaniquement, et sans conscience, comme peut l'être, dans un tuyau, la fermeture d'un robinet. Une vie plus ina- nimée que celle de la méduse succède, où l'on croirait aussi bien que Ton est tiré du fond des mers ou revenu du bagne, si seulement l'on pouvait penser quelque chose.

Mais alors du haut du ciel la déesse Mnémotechnie se penche et nous tend sous la forme « habitude de demander son café au lait » l'espoir de la résurrection. Encore le don subit de la mémoire n'est-il pas toujours aussi simple. On a souvent près de soi dans ces premières minutes où l'on se laisse glisser au réveil, une variété de réalités diverses entre lesquelles l'on croit pouvoir choisir comme dans un jeu de cartes. C'est vendredi matin et on rentre de promenade, ou bien c'est l'heure du thé au bord de la mer. L'idée du sommeil et qu'on est couché en chemise de nuit est souvent la dernière qui se présente à vous. On croit avoir sonné, on ne l'a pas fait, on a agité des propos déments. J'avais vécu tant d'heures en quelques minutes que, voulant tenir à Françoise que j'allais sonner, un langage conforme à la réalité et réglé sur l'heure, j'étais obligé d'user de tout mon pouvoir interne de compression pour ne pas dire : « Eh ! bien, Françoise, nous voici à 5 heures du soir et je ne vous ai pas vue hier après-midi » et pour refouler mes rêves. En contradiction avec eux et en me mentant à moi-même (maintenant que j'étais arrivé à presser la poire électrique car le mouvement vous rend la pensée), je disais effron- tément, en me réduisant de toutes mes forces au silence, je disais lentement mais nettement : « Françoise, il est bien dix heures n'est-ce pas ? (Je ne disais même pas : dix heures, mais : dix heures dix, pour que ces incroyables dix heures eussent quelque chose de plus naturel.) Donnez-moi mon café au lait. » Dire ces paroles au lieu de celles que continuait à penser le dormeur à peine éveillé que j'étais encore, me demandait le même effort d'équilibre qu'à quel-

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