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492 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il y a profit, même pour un romancier, à avoir vu ce qu'il entend faire voir. Marius et Ary Leblond sont de grands voya- geurs, et l'on gagerait que ce naufrage eut lieu, en effet, ou que ce fut tout comme, dans le canal de Mozambique. Bénéfice énorme. Je suppose qu'avec du goût et le sens de la fiction, un littérateur peut trouver « ce quelque chose qui embaume une page », c'est-à-dire le détail, efficace comme une odeur, qui à lui seul fait atmosphère. Mais quel talent ne lui faut-il pas pour que son ouvrage ne sente point le concerté, la facture, un certain échauffement de fantaisie. Les plus grands n'arrivent pas tou- jours à composer ce philtre de 1' « ailleurs », philtre où l'inat- tendu, l'agrément, la surprise, et une ingénuité, une facilité, je ne sais quoi qui fait accepter sans étonnement cela même qui vient de nous surprendre, entrent peut-être à parts égales.

La sincérité de la vision a d'autres avantages : elle permet une meilleure économie de l'intelligence et laisse disponible et fraîche l'imagination que sans cela l'invention viendrait peut- être suppléer. Ainsi, dans l'Ophélia, ce qui se fût dépensé en fiction, approfondit la vision, la fait hallucinante. Le livre, d'une saveur toute moderne et plein d'ailleurs de traits origi- naux, communique un sentiment singulier des races, des faunes, de ces peuples d'oiseaux aux mœurs particulières qui hantent les îles australes, de la mer et de ses formations madré- poriques. Vie et mystère de l'être, vie du groupe, vie de l'aninial, vie des éléments. C'est ici que l'on retrouve vraiment le goût frais du voyage. D'où il suit qu'un tel roman d'aven- tures, — si l'on veut, — a plus qu'un autre valeur humaine. Les trois hommes de mer qui s'affrontent sur l'île aux oiseaux sont des vivants, avec leur vie à eux, leurs particularités physiques, leur odeur animale. L'histoire, en son étrangeté même, prend du poids, devient riche de sens, passe en somme dans la région du symbole.

L'Ophélia, histoire d'un naufrage... Naufrage d'un bateau, naufrage d'un individu, naufrage encore du bonheur édifié par deux êtres enthousiastes...

Marius et Ary Leblond sont les romanciers, — laissant au mot « roman » tout ce qu'il enferme d'épique et de lyrique, — de l'effort français à travers les races et les pays ; ou plutôt d'un certain enthousiasme à la française fait d'intelligence, de zèle,

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