Page:NRF 19.djvu/432

Cette page n’a pas encore été corrigée

430 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

personne, personne. Rien que le bruit de mes pas dans la rue élargie.

« Quelquefois je marche derrière un chat, le long des rigoles. Ainsi, je ne suis pas tout à fait seul. Mon malheur n'ose plus me regarder.

« Et, vous ne me croirez pas, si le chat file vite, ça me fait plaisir. Je me dis : Voilà un petit monsieur qui a peur de nous !

« Vous comprenez, c'est tout de même quelqu'un qui fait attention à moi ; un être pour qui j'existe.

« Je vous raconterai un peu ma vie, voulez-vous, Mon- sieur ? Je tâcherai de vous dire la vérité. J'ai le défaut de mentir. C'est pour plaire, vous comprenez.

« Oh je me connais bien, allez ! Je rumine mon cas toute la journée. Parfois je m'aperçois que je le rumine à haute voix, parce que les gens sourient. En somme, je crois que ce qui me caractérise, c'est le manque de ruse. D'une certaine ruse instinctive qu'ont tous les hommes, même les plus honnêtes. Cest peut-être parce que je n'ai pas fré- quenté la société, les femmes. Tout a été solitaire dans ma vie, douleur et plaisir.

a Mais je vous ennuie. Vous comprenez, parfois j'ai des envies terribles de parler de parler. Je suis si privé. En ren- trant chez moi le soir, je me raconte des histoires pour n'être pas seul avec mon malheur. Je me dis : Voilà mon vieux, ce serait un pays inconnu ; tu arriverais et on te ferait roi. Tu épouserais une jolie jeune fille. Tu inviterais des gens chez toi ; ils viendraient, ils causeraient pour de bon avec toi.

« On dit tant de sottises, n'est-ce pas, quand on est tou- jours seul ; quand on ne connaît personne, personne.

« Vous moqueriez-vous de moi si je vous disais qu'une fois je me suis envoyé moi-même une lettre d'amour ?

« Mon courrier consiste en catalogues. Oui, et parfois même très luxueux. Des prix-courants de parfumerie, est-ce que je sais. Les gens qui me les envoient doivent croire que je suis un grand personnage !

�� �