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et bavardais avec ma bande, que je pus me rendre compte très nettement, pour la première fois de ma vie, que je ne comprenais pas et ne sentais pas le Bien et le Mal ; que non seulement j’en avais perdu le sentiment, mais que le Bien et le Mal, en soi, n’existaient pas (cela m’était fort agréable), n’étaient que des préjugés, que je pouvais certainement me libérer de tout préjugé, mais que si j’atteignais à cette liberté, j’étais perdu. Je pris conscience de tout cela pour la première fois, en une formule nette, devant cette table à thé, pendant que je plaisantais et riais avec mes camarades je ne sais même plus à propos de quoi. Mais je me souviens de tout. Il arrive souvent que de vieilles idées que tout le monde connaît, apparaissent tout à coup neuves, originales, même après cinquante années d’existence.

Cependant je ne cessais pas d’attendre quelque chose. Et en effet, vers onze heures du soir, je vis accourir la fille du concierge que m’avait dépêchée ma propriétaire de la Gorokhovaïa pour me dire que Matriocha s’était pendue. Je suivis la fillette et pus constater que ma propriétaire ne se rendait pas compte elle-même pourquoi elle m’avait fait venir. Elle sanglotait et criait comme font ces sortes de gens en pareil cas. Il y avait du monde, des agents de police. Je laissai passer un moment, puis je sortis.

On ne vint guère me déranger pour cette affaire ; on me posa pourtant quelques questions. Mais je déclarai seulement que l’enfant avait été malade et avait eu le délire et que j’avais proposé de faire appeler le médecin à mes frais.. On me parla aussi du canif : je racontai que ma propriétaire avait fouetté sa fille, mais que cela n’avait aucune importance. Personne ne sut que j’étais revenu le soir. L’affaire finit donc ainsi.

Pendant une semaine entière je m’abstins de retourner à la Gorokhovaïa et je n’y passai enfin que pour résilier ma location. La propriétaire continuait a verser des larmes (