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NOTES 365

étranges, mais ces sensations la laissent pure et simple, parce qu'elles sont brèves. Elle ignore les longs moments de désir, d'attente, où l'être appelle la sensation ; elle ignore les com- plaisances qui s'attardent sur l'instant, les rêveries volontaires sur un souvenir. Ces sensations, par leur force même, lui inter- disent de rappeler le moment passé. Chaque instant pour elle est très fort ; l'instant suivant, plus fort encore, le supprime.

Aussi, comme elle ressemble peu à ses sœurs, les extasiées : elle n'a pas le temps de désirer ; elle ne peut donc s'enivrer. Elle ignore aussi ces grandes mélancolies douloureuses qui suivent le plaisir. Le plaisir n'est pas infini : il déçoit les fer- veurs trop fortes. Pour Bel-Gazou, il vient à l'improviste, sans ferveur. Elle le goûte comme un don gratuit. Il ne peut pas la décevoir.

Elle est toujours joyeuse. La tristesse n'est qu'un regret : regret d'un passé trop beau, regret d'un rêve qui ne s'est pas réalisé. Or, pour elle, hier s'efface, demain n'existe pas.

On la dit raisonnable. C'est qu'elle ne peut pas sortir du réel. Le réel l'emplit. Manquer de raison c'est suivre un rêve. C'est être Don Quichotte. Elle est Sancho, un Sancho qui aurait des sens délicieux, une M me de Sévigné peut-être, et encore, une M me de Sévigné sans folie maternelle.

Guettez, surveillez-la. Jamais un désir fou. Jamais un mot sur l'au-delà, sur le ciel, sur Jésus, dans ces années où elle fut communiante, jamais le goût des pays lointains et merveilleux, jamais le goût de l'aventure. Elle refuse de lire les Trois Mous- quetaires ; les romansd'amour ne la troublent pas. Jamais sur- tout le désir de l'héroïsme, le désir de se transformer, de chan- ger d'âme. Ce n'est pas une Chimène ! Jamais non plus le désir de souffrir et d'aimer, le désir de sentir par le cœur. Ce n'est ni une folle Hermione, ni une Bérénice pleurante. Existent-elles, d'ailleurs, les Chimène et les Bérénice? Ce sont des hommes qui les ont inventées.

Le cœur ne peut grandir que dans les chambres. Bel-Gazou est un sauvageon de plein vent. Elle possède des trésors infi- nis : tout ce qui touche ses yeux, ses oreilles, sa peau. Elle pos- sède les choses jusqu'en leur essence jusqu'en leur profondeur. Mais aussi elle leur appartient. Dès que le cœur de Bel-Gazou frémit, dès que sa pensée veut s'élever, veut devenir humaine,

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