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SILBERMANN 295

tète dans un cachot affreux j'avais aperçu un homme y vivant.

Et en même temps, par une sorte de bravade ou bien peut-être afin d'amortir sa disgrâce personnelle, il avait pris la manie de me conter des histoires où ceux de sa race étaient tournés en dérision. Il les développait avec art, imitant l'accent des Juifs et empruntant leurs noms les plus communs. Dans son cas ces bouffonneries avaient quelque chose de sinistre. Loin de me faire rire, elles me glaçaient, comme lorsqu'on entend plaisanter sur son mal quelqu'un qui se sait mortellement frappé.

Mon zèle pour lui redoublait. Nulle expression ne définit mieux le sentiment qui m'arymait. Il n'entrait dans ce sentiment rien de ce qui couve d'ordinaire à cet âge sous une amitié ardente, les tendres pensées, le désir de caresses, la jalousie, et la fait ressentir comme la première invasion de l'amour. Mais le soin exclusif, l'abnégation, la constante sollicitude de l'esprit, les soucis déraisonnables, donnaient à cet attachement tous les mouvements de la passion. J'étais tourmenté sans cesse par la crainte de mal accomplir ma mission. Je m'accusais de relâchements imaginaires. La nuit, cette angoisse me hantait et se trans- formait en cauchemar. J'avais la vision de Silbermann se noyant ou se débattant au fond d'un précipice ; alors je me jetais à l'eau ou m'élançais dans l'espace afin de le sauver. Et le matin, je m'éveillais dans un tel trouble que, pareil à l'ami de la fable, je courais l'attendre à la porte de sa demeure.

Cette visible agitation inquiéta ma mère. Elle m'inter- rogea. Je répondis de façon confuse, mêlant à mes expli- cations le nom de Silbermann, et je vis qu'elle fronçait les sourcils. Elle avait appris que je m'étais brouillé avec Philippe Robin à ce sujet et m'en avait vivement blâmé.

Bientôt, l'exigence de Silbermann, qui me retenait auprès de lui sans souci de mes devoirs de famille, apporta quelque irrégularité dans mes habitudes et me valut les

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