292 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
sans m'adresser un regard. Les haines, la rancune, persis- tèrent ; la quarantaine continua.
Notre nouveau professeur était un vieil homme qui ne se souciait plus guère de l'enseignement qu'il donnait. Il se plaisait surtout à observer chez ses élèves les travers des natures et à voir jouer les petites passions. Nous étions pour lui des marionnettes auxquelles il distribuait malicieusement de temps à autre des coups de bâton.
La figure et les gestes de Silbermann, le petit drame qu'il devina autour de lui l'alléchèrent aussitôt. Il vit là un acteur bon à lui donner un spectacle divertissant et il le mit en vedette.
La même intimité reprit entre Silbermann et moi. J'évitais, par crainte de mes parents, de le recevoir sou- vent à la maison, mais je me rendis presque tous les jours chez lui.
J'assistai de là, une fois, à une scène dont le souvenir m'est resté.
C'était à l'époque où de nouvelles lois concernant l'exer- cice des cultes devaient être appliquées. A cette occasion, le propriétaire du château de la Muette invita les évêques de France ainsi que de nombreuses personnalités du monde catholique à se réunir chez lui afin de conférer sur la situation faite au clergé. Nous vîmes, par les fenêtres, les ecclésiastiques passer et repasser lentement dans le parc. On distinguait les gants violets et le liseré des soutanes. Quelques graves personnages, tête nue, les escortaient. L'attitude de tous était empreinte de mesure et de résigna- tion. Ce spectacle faisait sur moi une impression très forte. Je ne disais mot. Silbermann était posté au carreau voisin ; ses yeux dardés et son nez écrasé contre la vitre donnaient à sa figure un type sauvage. Tout à coup, prenant mon bras et le serrant avec force, il s'écria :
— Retiens cette date... A partir de ce jour, le règne de la papauté cesse sur la France, et bientôt sans doute il va décliner dans le monde entier. Retiens cette date. Il se
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