Page:NRF 19.djvu/252

Cette page n’a pas encore été corrigée

subir le moins de déperdition possible, une réalité que la seule lumière de l’intelligence suffirait à détruire, semble-t-il. » « Pour réussir ce travail de sauvetage, ajoute-t-il, toutes les forces de l’esprit et même du corps ne sont pas de trop. C’est un peu le même genre d’effort prudent, docile, hardi, nécessaire à quelqu’un qui, dormant encore, voudrait examiner son sommeil avec l’intelligence, sans que cette intervention amenât le réveil. »

Nietzsche a très justement remarqué encore que « plus l’œil et l’oreille deviennent susceptibles de pensée, plus ils s’approchent des limites où ils deviennent immatériels ». C’est bien parce qu’il a pénétré son corps tout entier de pensée que Proust apparaît comme une spiritualité pure, que tout chez lui parait esprit et semble lui apparaître esprit, et que son monde — le monde qu’il nous a révélé — est un monde irisé, éthéré, volatil et mobile, où rien « ne pèse et ne pose ».

Je ne voudrais effaroucher personne en faisant encore allusion à propos de Proust à un autre mathématicien qu’Einstein. (J’aurais pu faire, plus haut, allusion à un psychologue, à Maine de Biran). M. Hadamard a dit un jour (le propos a été rapporté dans un article de la Grande Revue par M. Milhaud) que « les idées de Henri Poincaré se présentaient si naturellement qu’on avait peine à comprendre qu’elles n’eussent pas germé plus tôt dans l’esprit des hommes ». Ce n’est pas, je l’espère, ma faute, si ayant lu Proust et Poincaré, je ressens à la lecture de l’un comme de l’autre cette impression de naturel. Cela vient sans doute d’une même aisance et d’une même rapidité à penser. Mais cela vient aussi, je crois, de ce que chez l’un comme chez l’autre, la pensée est traduite de la façon la plus simple, la plus adéquate, la plus nécessaire. M. Bergson avait, paraît-il, l’habitude de conseiller à ses élèves d’habiller leur pensée sur mesure et non à la confection. On peut dire que la phrase de Proust est faite sur mesure. Il n’y a pas dans sa pensée écrite appauvrissement, diminution, ou, pour mieux dire, trahison de la pensée pure. L’écart entre la parole et l’image ou l’idée est si infiniment resserré, réduit à la limite, qu’il n’existe plus et qu’on n’a pas à déplorer « ce rapt visible que la phrase fait de la pensée et cette déperdition que la pensée en subit » que Proust regrette tant d’avoir à signaler chez Ruskin (ce Ruskin