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Ainsi de M. Francis Carco. On lui a fait grief de son goût pour un certain ordre de sujets et de personnages. On a feint quelquefois d’y voir une volonté préméditée d’acquérir une manière, d’être le romancier spécial qui impose son nom au public grâce à sa spécialité. C’était méconnaître la nature vraie de l’émotion qui commande l’œuvre de l’auteur de Jésus la Caille.

Les êtres qu’il s’est plu à faire vivre sont ceux que le hasard de sa propre vie a mis en présence de son adolescence clairvoyante et précoce, qu’il a regardés vivre, qu’il a pénétrés. Pour M. Carco la découverte du cœur humain est attachée au souvenir d’un visage de prostituée. « Le cœur humain de qui, le cœur humain de quoi », interroge ironiquement le poète romantique. Et de fait il est vrai que la hiérarchie des sentiments ne suit point celle des classes, ni leur qualité celle des mœurs.

Où l’outrance romantique apparaît c’est lorsque cette constatation déclanche l’exaltation, la révolte où le parti-pris intellectuel. Je vois que l’Homme traqué est dédié à M. Paul Bourget, qui ne fait pas mystère de l’estime en laquelle il tient le talent de Francis Carco. L’un et l’autre de ces romanciers auront longtemps placé les héros de leurs récits dans un milieu particulier, considéré comme favorable à l’observation et à la peinture des passions. Entendez par là qu’aucun d’eux n’a prétendu être le romancier du « monde » ou de la « pègre », pas plus que Racine ne voulut se faire le peintre de l’amour chez les rois et les princesses. Un homme de génie qui n’aurait jamais vu que des sauvages écrira très bien un livre universellement et éternellement humain. Les Dialogues de bêtes de Mme Colette et le Livre de la Jungle de Kipling, sont tout chargés d’humanité. Car il ne s’agit guère d’observer, encore moins de noter, et pas du tout de découper minutieusement des morceaux de cette écorce qu’on nomme l’apparence. Le romancier qui me touche, l’auteur que j’aime est celui qui sait accorder les sentiments de ses personnages aux siens propres, qui éprouve leurs joies et leurs peines, ou du moins me donne l’illusion qu’il a éprouvé et vécu lui-même toutes celles qu’il décrit. Mais il faut prendre garde à la qualité de cette sympathie, qui pour toucher le lecteur ne doit jamais tourner à la partialité ou à l’esprit de système ou à la manie de prédication.