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226 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

manent les voies de sa recherche et de son inquiétude. Marie Lenéru appartient à la race des transcendants. D'où la valeur topique de ses drames ou de son Saint-Just, l'intérêt moindre de son journal.

Pour qu'un journal ait de l'intérêt, il faut ou bien, comme celui des Goncourt, qu'il soit riche en faits, en anecdotes, en tableaux et notations de mœurs ; ou bien, comme celui d'Amiel, qu'il offre avec des traits grossis un type d'humanité normale. On n'écrit d'ailleurs un journal intime du genre de celui d'Amiel que si l'on a tendance à exagérer, — ou tout au moins à analyser, ce qui revient peut-être au même — ses idées et ses sentiments. Le lecteur y retrouve ou y découvre, comme dans un miroir grossissant, des parties de lui-même mal connues ou inconnues et y peut prendre un vif intérêt psychologique ou moral.

Mais le journal d'un anormal (quand il ne finit pas par prendre l'apparence d'un véritable roman) n'alimente qu'une curiosité vite lassée. Sourde et pendant quelques années aveugle, c'est l'impossibilité où elle se trouvait de vivre une vie féminine qui a jeté Marie Lenéru dans l'étude et dans la culture du moi. Que ce soit faute d'avoir pu être une femme adulée, adorée, que Marie Lenéru a écrit ses œuvres, qu'elle n'ait accepté de devenir femme de lettres que comme une déchéance, cela, loin de nous retenir, nous détournerait plutôt d'elle. Son infirmité la fait trop différente de nous pour que nous puissions nous incorporer à sa vie comme nous le pouvons à celle, par exemple, de Marie Baskirtscheff. Tout ce qui chez Marie Lenéru est de toute évidence conditionné par sa malheureuse destinée physique nous trouve pitoyables, mais non pas, au sens premier du mot, sympathiques. C'est seulement quand elle nous la laisse oublier que son journal prend une grande valeur. Mais ce n'est plus une valeur de « journal » : c'est la valeur d'une belle page criti- que ou sociologique.

Une âme de la trempe et un esprit de la vigueur de Marie Lenéru ne manquent pas d'avoir par instants des cris qui émeuvent en nous beaucoup de choses assoupies. Mais ces cris sont rares, si on les compare à ceux de ses drames.

Infirmité à part, Marie Lenéru était faite pour livrer l'endroit et non pas l'envers de sa pensée. Que son superbe égotisme et

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