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SILBERMANX 193

en face de lui, dénué de toute inspiration, cherchant scru- puleusement le sens de chaque mot, j'avançais dans les ténèbres pas à pas.

Lorsque nous avions terminé, il allait vers la bibliothèque et me faisait part de sa dernière découverte. Car il n'y avait pas de semaine qu'il ne s'enthousiasmât sur une nou- velle œuvre. Enthousiasme désordonné, qui me faisait pas- ser tout d'un coup, d'un sonnet de la Pléiade à un conte de Voltaire ou à un chapitre de Michelet. Il prenait le livre et lisait. Souvent il me tenait par le bras et, aux endroits qu'il jugeait beaux, je sentais l'étreinte se resserrer. Il ne voulait jamais s'arrêter. Une fois, il me lut en entier la Conversation du Maréchal d'Hocquincourt, figurant tour à tour avec des intonations particulières et des mines comi- ques le père jésuite, le janséniste et le Maréchal.

Bientôt nous passâmes ensemble tous nos jours de congé. C'était lui qui décidait comment ils seraient employés. Je ne faisais jamais d'objections. Je sacrifiais mes désirs aux siens sans regret. Mon rôle n'était-il pas de me consacrer entièrement à son bonheur et de racheter par cet acte les actes des méchants ? Lorsque le consentement me coûtait, je répétais en moi-même : « C'est ma mission ». Et cette pensée m'aurait fait accepter n'importe quel déplaisir.

Cependant, tout en le suivant, je m'efforçais de le guider sans qu'il y parût. Car j'estimais que ma mission était aussi de le débarrasser de certains caractères préjudiciables, de le réformer peu à peu. Je ne savais trop jusqu'où s'étendait ce plan, je ne faisais aucun calcul ; toutefois il m'arrivait souvent de passer exprès avec lui devant le petit temple protestant de Passy. Je ne disais pas un mot, je ne désignais même pas l'édifice ; mais j'avais l'arrière-pensée qu'un jour peut-être je l'y ferais pénétrer avec moi...

J'avais parlé de lui cà mes parents. Ils désirèrent le con- naître et je l'invitai à déjeuner chez nous. Ma mère qui était sensible et avait horreur de la violence s'était beau- coup apitoyée, d'après mes récits, sur la situation faite à

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