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Dans tous les milieux règne ce que je voudrais appeler la collusion avec soi-même. Nous sommes d’avance d’accord, et uniquement, avec ce qui prolonge nos pensées, notre nature, nos désirs. Nous avons l’air de ne plus soupçonner que le monde puisse avoir ses caprices, contre lesquels nous sommes sans recours. Et surtout ses lois, qu’il nous faudrait deviner.

Nous sommes tout contents des injustices dont nous pouvons prouver que nous sommes victimes. C’est leur mise en évidence seule qui nous intéresse. Tandis qu’il faudrait réfléchir et travailler.

Où et quand a-t-on vu que la vertu ait été récompensée ? A quel moment la reconnaissance s’est-elle manifestée entre les nations ? Pourquoi faisons-nous semblant de croire à toute une pseudo-morale internationale dont nous sommes beaucoup trop réalistes et sceptiques pour avoir jamais eu la sottise de nourrir l’illusion ?

Mais il faut que nous ayons raison, il faut que les autres aient tort envers nous, il faut, à défaut de celui qui existe et où nous nous sentons mal à l’aise, qu’un univers s’organise dans notre cerveau, ou nous aurons la belle place ; si ce ne peut être celle de triomphateurs, que ce soit du moins celle de victimes.

Et ceci serait sans gravité, étant simplement humain, si nous n’en restions là, si notre intelligence et notre industrie ne semblaient s’épuiser tout entières dans cette fausse représentation.

Aurons-nous su mourir pour ne pas savoir revivre, c’est-à-dire nous taire, attendre, ignorer, ressentir, ruser, chercher l’assiette et nous redresser peu à peu, appuyés aux autres ?

JACQUES RIVIÈRE