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c’est la mode, à grelotter dans la boue. Cette vie, qui semblerait terrible à des gens de l’arrière, nous en avons épuisé l’amertume. A présent, on laisse faire, on se laisse aller.

Je ne suis pas davantage troublé par l’approche de cette attaque. Si ceux qui m’aiment, là-bas, pouvaient lire dans mon âme, en ce moment, ils seraient effrayés en voyant combien je suis loin d’eux. Je n’y pense même plus, à eux. Vivre ? Mourir ? Ces mots pour moi n’ont plus de sens. »

Ceux qui ont fait la guerre sentent comme tout cela est vrai, profond, nu. Voilà l’état de grâce du soldat, direct et sans littérature. Comparez-lui les trois exemples de littérature que vous avez lus cent fois, et que j’appellerai le pompier, le naturaliste et le moral.

A vrai dire le premier n’est pas de la littérature, c’est du journalisme de guerre ou de la chose officielle. Pour le pompier, le soldat, à cette heure, sent derrière lui, comme dans le Rêve de Détaille, tout le musée de l’armée, la patrie en le temps et en l’espace, Paris et sa banlieue, etc.. Quand Pétain eut défendu Verdun, on lui annonça qu’un représentant de nos plus grands quotidiens demandait à le voir. Le général ordonna en mau- gréant qu’on le fît entrer. « Qu’est-ce que vous voulez ? — Mon général, au nom de la France, permettez-moi de vous embrasser ! ■ — Si c’est pour des sonneries (la cédille s’égara en route) fichez-moi le camp. » Le caporal Gaudy, dans sa tranchée, paraît penser, comme son chef, que l’heure n’est pas à la sonnerie.

Le naturaliste allongera en trois pages ces mots, capitaux pour lui : « On laisse faire, on se laisse aller ». Ils sont tournés chez M. Gaudy du côté de la tension, de la valeur, de l’efficace militaire : il les retournera de l’autre côté, il mettra en lumière la misère et la brutalité de la situation. Il n’y aura plus là que de la chair à canon et de la boue qui se mêleront.

Le troisième, le moral, fera de cette tranchée le sujet d’une méditation, sur la vie, la mort, et autres grandes idées. Je ne dis pas que les diverses « méditations dans la tranchée » aient été toutes composées dans un bureau de l’arrière, mais je suis bien sûr qu’elles ont été écrites dans des secteurs calmes. Le caporal Gaudy ne médite pas. Vivre et mourir n’ont pour lui plus de sens. Et cette phrase même c’est une réflexion d’auteur qui habille la nudité morale absolue et parfaite du soldat à l’heure H.