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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 735

y a beaucoup de remarques pychologiques fort justes dans son article sur Victor Hugo. Je dirai même que l'article est juste par tout ce qu'il affirme et faux par tout ce qu'il nie. Quand M. Daudet s'étend avec indignation sur l'avarice de Hugo, sa luxure, son orgueil, ses imaginations dévergondées, l'objet de son indignation ne me gêne pas plus que son indignation elle- même. Nous ne voyons pas, ou voyons mal, ces vices quand nous les avons : faisons donc le même crédit au génie. Lui, au moins, ne les gaspille pas comme nous, inutilement. Il fallait probablement tout cela pour donner un Hugo, il fallait tous ces aliments humains à ses fameuses cent vingt-huit dents, ces métaux pour forger cet airain de Corinthe :

Et nipporlont ce hron:{e à la Rome française, Il disait aux fondeurs penchés sur la fournaise : En ave:^-vo'us asse:^ ?

L'orgueil pharaonique de Hugo est incorporé à un visage de notre poésie comme 1' « orgueil pharaonique » de Louis XIV l'est à un visage de la France. Nous vo3'ons assez bien les chemins de liaison pour nous rendre compte que le génie hugolien n'eût pas existé sans ces rançons passionnelles, que la fournaise eût mal flambé sans ce charbon. (Si M. Daudet avait plus de charité et s'il disait son Pater en entier, son style y perdrait sans doute. Et Dante...) Le Satyre est là comme Ver- sailles est là. Chéops manquait probablement d'humilité. Mais avec un grain d'humilité il n'eût pas bâti sa pyramide, et nous sommes tout de même heureux que sa pyramide existe.

Il y aura bientôt cent ans qu'un académicien classique pro- clamait que le romantisme n'est pas une doctrine, pas un art, mais une maladie. Il serait beau de célébrer joyeusement le centenaire prochain de cet apophtegme, qui a eu la vie dure. Ce qui a la vie plus dure encore c'est le malade. Le jour où notre arrière-grand-père romantique nous chantera, le verre en

main :

Amis, Je viens d'avoir cent ans !

autant qu'aux cent ans qu'il aura vécu, songeons aux cent mé- decins qui l'auront condamné, aux croque-morts toujours déçus qui l'attendent derrière la porte.

ALBERT THIBAUDET

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