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voir qu’un accident d’où sa bonne étoile ne le tirerait pas.

— Cet aveuglement, dit-elle, n’est-ce pas la plus belle grâce qui puisse être accordée au soldat ?

Vernois réplique au bout d’un instant :

— La plus belle, je ne sais pas ; la plus miséricordieuse en tout cas. Ceux qui ne l’ont pas reçue sont tout rompus par l’effort avant d’avoir seulement regagné le niveau des autres. Trouver des raisons pour accepter d’être tout à l’heure un cadavre ! Les premières fois, il y a l’élan, la contagion. Mais ces ressorts-là ne jouent bientôt plus. Les raisons ne manquent pas, évidemment : la fierté, l’horreur d’être inférieur à sa tâche, et la France tout simplement. Mais si fortes qu’on les suppose, ces raisons ne travaillent pas toutes seules. Il faut terriblement les interroger, les retourner, les sophistiquer même. Il faut en faire quelque chose de tellement sacré que tout autre argument tombe de lui-même. Car recommencer toujours le sacrifice et se raccrocher à la vie quelques heures après, cela ne va pas, c’est au-dessus des forces. Mieux vaut prendre son parti, une fois pour toutes, et de telle sorte qu’il n’y ait plus à y revenir. Seulement cette torsion qu’on s’est fait subir, on ne la détord pas d’un jour à l’autre. On n’a fait don de soi qu’au prix d’une extrême violence : on ne se reprend pas au premier commandement ; et ce qu’on a eu tant de mal à s’imposer comme inviolable, on ne peut pas le considérer tout à coup comme insignifiant.

Vernois s’aperçoit qu’il fait de l’éloquence, mais, contrairement à ce qu’eût été son mouvement habituel, il ne songe pas à s’en excuser. Sur la joue qu’elle aperçoit de profil, Clymène remarque un pli qui tantôt n’y était pas.

— J’ai vu, dit-elle, l’incompréhension de l’arrière pour les angoisses du front éveiller des sentiments très amers chez quelques blessés dont j’ai suivi la convalescence ; à tel point que la colère et la rancune les aidaient à vaincre la crainte d’un nouveau départ.

Jamais Vernois n’a connu le plaisir de sentir une autre