546 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
J'étais encore à ce moment-là sur mon échelle, exacte- ment suspendu à mi-chemin entre notre civilisation et — l'autre.
La situation où je me trouvais était exactement celle ■d'un lézard que je regardais hier ascensionner le mur d'un petit perron. Parvenu près du rebord de la plate-forme, il •s'est arrêté, il a avancé la tête, il a procédé à un examen circonspect de ce qui pouvait l'attendre sur le monde hori- zontal ; puis, ayant fait, il a pris le courage de se risquer à la surface de ce nouvel état de choses.
Quand mon nez a eu dépassé les poutres en béton du wharf et la tranche de son plancher, j'ai moi aussi jeté un regard sur la surface de ce nouveau continent et j'ai com- mencé à m'instruire.
Je me suis d'abord trouvé perdu dans une forêt de longues jambes noires, d'une maigreur d'échasses, émaillées de cica- trices et de plaques ; elles sortaient de jupes ou de toges assez longues et dépenaillées ; les pieds qui les termi- naient étaient cornés, poussiéreux, inconciliables avec les canons de l'esthétique gréco- romaine.
Continuant à m'élever, j'ai constaté que la plate-forme du wharf était couverte d'un empilage grandiose de sacs d'arachides, entre lesquels quatre voies Decauville se frayaient péniblement un chemin ; une de ces piles était la proie d'une équipe d'hommes en toges et en jupes de cou- leurs qui la précipitait pièce par pièce dans le vide ; mais l'extrémité d'un mât se balançait tout auprès ; chacune des vagues, en passant, le soulevait à son tour, avec une brus- querie de hoquet, et me laissait supposer que le vide ■était occupé par un cotre en chargement.
-Outre les manœuvres qui démantelaient cet édifice, une abondance incroyable d'êtres gisaient de tous les côtés, cou- chés sur des sacs vides, assis sur des sacs pleins, accroupis entre les rails et sur les planches, fumant de longues pipes minces, grignotant des cacaouettes, jacassant avec une fureur aiguë, riant de toutes leurs dents, et prêts^ me
�� �