Page:NRF 18.djvu/543

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dissuader de quitter pour toujours Iasnaïa Poliana ? Je le voyais vieux, débile, tout à fait impuissant — il le disait lui-même, et je devais reconnaître qu’un changement de toutes les conditions extérieures de sa vie le tuerait du coup : sacrifice inutile en soi et sans utilité pour personne. C’est en ce sens que je lui répondis le 27 au soir ; ce soir même où, en se cachant des gens de sa maison, il faisait son paquet et se préparait à passer du monde de la vie dans un autre monde. Je lui disais que ce « départ » aurait eu une signification dix ou vingt ans auparavant. À l’heure actuelle, ajoutais-je, vous ne faites qu’abréger vos jours.

Et voici que cet homme qui était grand et que tous aimaient, n’est plus.

Son rêve — vivre encore un peu, loin du monde et de ses rumeurs, mourir dans la chaumière du paysan — son rêve, à quelques jours de sa réalisation, s’est brisé.

Paix à tes cendres, maître qui ne sera pas oublié, que ton souvenir demeure à jamais et aussi bien ta gloire !

Michel Novicov, paysan.

Iasnaïa Poliana, 24 octobre 1910.

Michel Pétrovitch, je vous adresse encore la demande suivante qui se rattache à ce que je vous ai dit avant votre départ. Au cas où, en fait, j’arriverais chez vous, ne pourriez-vous pas me trouver, près de vous, dans le village, une chaumière, ne fût-ce que la plus petite, mais indépendante et chaude, afin que je sois le moins longtemps possible une gêne pour vous et votre famille ? J’ajoute que si j’ai à vous télégraphier, je ne le ferai pas sous mon nom, mais sous celui de T. Nicolaïev. J’attends votre réponse, je vous serre amicalement la main.

Léon Tolstoï.