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Il emploie tout son temps et son argent à la diffusion de mes œuvres. Je l’aime. Et ma femme ne peut le voir. Elle juge que c’est à cause de lui que je ne vends pas mes œuvres. C’est comme ça : pour le voir, il me faudrait ou endurer des reproches et des larmes, ou tromper ma femme, aller soi disant à la promenade et me rendre chez lui. Et puis encore ce prix[1], l’argent… Je voudrais me préparer à la mort dans le calme et eux m’évaluent en argent… Je m’en irai, pour sûr je m’en irai… » Sa voix était sourde et ce n’était guère à moi qu’il adressait ces mots.

Il y eut une minute de silence, puis avec chaleur : « Pardonnez-moi, je vous en ai trop dit. C’est que j’avais un tel désir que vous me compreniez, que vous ne pensiez pas de mal de moi. Encore deux mots : je vous l’ai dit, à présent je suis libre ; croyez-moi, je ne plaisante pas, avant peu nous nous verrons certainement. Chez vous, chez vous, dans votre chaumière », ajouta-t-il à la hâte et remarquant ma surprise : « En vérité, j’ai quitté ma famille. » Et plaisantant : « C’est seulement mon âme qui l’a quittée — et sans décision de la commune comme chez vous autres[2]. Je ne l’ai pas fait et ne pouvais le faire dans mon seul intérêt. Mais maintenant je vois que cela vaut mieux pour les miens aussi : ils auront moins d’occasion de se quereller et de pécher à cause de moi. »

Et en me disant adieu, Léon Nicolaïévitch de répéter encore : « Bientôt nous nous verrons et peut-être plus tôt que je ne le pense. »

Il fit quelques pas, s’arrêta et se retourna. Et, me désignant par mon nom propre et par celui de mon père[3], il dit :

  1. Le prix Nobel. Son attribution éventuelle à Tolstoï donnait lieu à des discussions : que ferait-on du montant du prix ?
  2. Le paysan ne pouvait quitter le village sans une décision du Mir.
  3. Sans doute Tolstoï appelait Novicov de son petit nom, Michel. L’appellation inaccoutumée : Michel Pétrovitch donne à la déclaration de Tolstoï quelque chose de solennel.