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la plaisanterie, il dit : « Si, si, croyez-moi. Je vous parle sincèrement. Je ne mourrai pas dans cette maison. J’ai résolu de partir pour un lieu inconnu où on ne saura qui je suis. Et j’irai peut être tout droit à votre chaumière pour y mourir. Seulement, je le sais d’avance, vous me rudoierez : nulle part on n’aime les vieux. J’ai vu cela dans vos familles paysannes, et je suis devenu si incapable de tout, si inutile. » Sa voix tombait en disant ces derniers mors.

Il lui fallut un grand effort pour retenir ses larmes. L’aveu qu’il faisait lui était évidemment pénible.

Longtemps nous gardâmes le silence. Enfin Léon Nicolaïévitch me demanda :

« Vous passez la nuit chez nous comme toujours ? »

Je répondis que j’avais honte de déranger et de forcer à s’occuper de moi, mais qu’autrement je serais bien embarrassé car j’avais peur d’aller de nuit à la gare,

« Voilà qui va bien », dit-il. « Vous coucherez ici. Quand un beau jour j’entrerai chez vous, je passerai la nuit chez vous à mon tour et nous serons quittes. » Il réfléchit un instant et dit : « Se peut-il faire que vous craigniez quelqu’un la nuit ? »

— Je ne crains ni les loups ni les hommes, mais je crains les soulards et pour cause : au village, j’ai eu beaucoup à en souffrir. »

— C’est à quoi je ne cesse de penser », me dit-il, « si les hommes croyaient à une vie spirituelle, s’ils conformaient leur vie à cette croyance, des gens ivres et la somme considérable de souffrances et de mal qui accompagne nécessairement l’ivrognerie, tout cela serait-il possible ? Bien mieux que moi qui de la demeure seigneuriale où je suis ne vois et n’entends que de loin, vous savez évidemment à quoi vous en tenir sur ce fléau ; vous, vous trouvez les ivrognes sur votre chemin et je comprends la peur qui vous étreint. Autrefois, dans ma jeunesse, j’aimais beaucoup les gens soûls ; ils sont toujours si disposés à tout vous dire, leur âme vous est ouverte ; et peut-être aussi la raison de ma