monde, cela était évident, un homme qui pensait pour nous, qui luttait avec l’injustice : en arrachant l’homme à la vie animale et basse pour l’amener à un degré supérieur d’humanité, pour en faire un fils de Dieu, il épurait et anoblissait la vie.
Il est malaisé de parler sur une tombe encore fraîche, de choisir des mots pour exprimer la douleur invisible qui ne cesse de vous oppresser le cœur. Paix aux cendres de celui qui était notre conseiller et notre maître.
Je n’ai point envié ta gloire : tu n’as pas envié mes douleurs et nous nous aimions.
Il n’y a pas longtemps, — c’était le 21 octobre, une semaine avant le départ d’Iasnaïa Poliana — je fus pour la dernière fois chez Léon Nicolaïévitch et — comme d’habitude — je restai pour la nuit. J’avais fait sa connaissance à Moscou, il y a 17 ans, quand j’étais soldat. Nos âmes s’étaient apparentées et dès lors jusqu’à sa mort rien n’est venu rompre nos relations. Cher, très cher Léon Nicolaïévitch, c’est à toi que je suis redevable de ma nouvelle naissance spirituelle et de ce qui est la conséquence nécessaire de ce renouveau, de la lumière projetée sur tout un côté de ma vie. Tu ne m’as pas dit comment je devais vivre, tu m’as dit seulement que chaque homme est libre, qu’il peut et qu’il doit organiser sa vie le mieux possible, comme il l’entend, sans considération pour la façon dont ceux qui l’entourent vivent eux-mêmes ou apprécient sa façon de vivre, sans se laisser déterminer par tout le patrimoine spirituel que chaque homme tient en héritage du passé.
C’est là tout ce que tu m’as dit. Mais ce peu que tu m’as dit s’est développé en moi au point de ne plus laisser place à toutes sortes de futilités, de caprices de la mode, de superstitions, de superfluités. Tout cela pesait sur moi comme une pierre, comme cela pèse sur d’autres et m’empêchait de vivre : et cette nouvelle évaluation des valeurs dont j’avais hérité s’est trouvée si juste et a si bien résisté