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était déjà alors une femme malade. L’une des causes de son état nerveux était de toute évidence la présence dans le voisinage de M.  Vladimir Tchertkov. Je suis reparti avec le sentiment bien net que je quittais un foyer détruit, et détruit en grande partie par cette présence.

On trouvera dans les documents que vous publiez des expressions dures, elles devraient être commentées. Il faudrait entrer dans des explications que je ne crois pas en ce moment devoir fournir. Vraiment, je ne m’en sens pas libre. Mais je puis vous donner mon sentiment personnel : en quittant Iasnaïa Poliana, Léon Nicolaïevitch voulait s’éloigner aussi bien de certains amis que de sa maison.

Développer l’amour et la paix autour de lui avait été son constant souci. Sa présence n’était plus une cause d’amour et de paix, il se sentait l’objet d’un âpre et tragique débat. Et enfin il est parti pour ne pas compromettre en lui et autour de lui l’effort de toute une vie.

Avant de quitter pour toujours Iasnaïa Poliana, Léon Nicolaïevitch voulut dire adieu à l’une de ses disciples, la vénérable Maria Alexandrovna Schmit. Il lui confia son projet. Elle lui dit : « Eh bien ! c’est une faiblesse. » Et le Comte lui répondit d’un mot, mot de demi acquiescement : « Pojaloui. » « Peut‑être avez-vous raison. »

Je puis vous l’affirmer. Madame Schmit, une sainte femme, voyait comme moi en la Comtesse Tolstoï une malade. Comme moi elle la plaignait. Au matin du départ elle se portait à son secours et restait à son chevet. Quant au Comte, son maître, vous le voyez aussi, elle le jugeait capable de faiblesse.

Pourquoi vouloir, comme certains, faire du Comte Tolstoï un héros et un saint ? Pourquoi voir dans ce douloureux départ une sorte de fuite au désert ?

Les faiblesses d’un homme de génie, les souffrances d’une femme, ne peuvent que les rapprocher de nous : comprendre et aimer l’homme de génie, plaindre la femme nous est d’autant plus facile que l’un aura été faible et l’autre malheureuse.

CHARLES SALOMON