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nous a appris à interpréter sa vie ainsi. C’est à l’école de Goethe que le biographe s’est formé.

Mais entre les deux conceptions si différentes de la vie représentées par Rousseau et par Goethe, il se peut que parfois on hésite. Une vie, fut-ce celle de Goethe, peut-elle jamais se comprendre à la manière d’une œuvre d’art ? Cette vie ne connaît-elle pas de regrets ?

La vie une oeuvre d’art ? Il faudrait donc que rien jamais ne s’y perdît et qu’aucun moment ne s’isolât de l’ensemble. Il faudrait que l’un fût toujours ordonné par l’autre, qu’on vît toujours naître le présent du passé, afin que tout formât une suite réglée, et que l’individu rassemblant ses souvenirs pût dominer le tout, et apercevoir les liens qui unissent les temps. Mais la vie, aucune vie est-elle ainsi ?

Peut-être un jour, se trouvera-t-il un biographe qui n’ayant pas la même foi dans le développement harmonieux d’une vie, et sceptique par nature, se mettra à douter de l’œuvre d’art aux aspects toujours sereins. Je me l’imagine recherchant soigneusement chez Goethe ces moments d’angoisse que la vie n’avoue pas et qu’elle écarte, sous-courants désordonnés sous une surface plane et égale ; il guetterait ces moments, et rechercherait aussi ce qui mourut sans être arrivé à maturité, ce qui s’est perdu et dût être abandonné en route au croisement d’un chemin, ou au gré d’une rencontre. À cette vie qui passe et s’affirme, il opposera l’éternel non. Tel Méphisto interprétant Faust ? Peut-être. Mais après tout, n’y a-t-il pas du Méphisto dans Goethe ? Pourquoi alors ne pas interroger ce témoin de toute sa vie, et confident peut-être de certaines choses que son compagnon ne voulait s’avouer à soi-même ?

Sera-ce là diminuer Goethe ? C’est le contraire plutôt qui me semblerait vrai. Tout ce que fut et voulut Goethe ne peut entrer dans une vie. La vie : l’affirmation d’une personnalité, mais en même temps une négation, parce que détermination, parce qu’opposant à l’infini d’une volonté, le fini d’une durée. Je suis, donc je suis éternel, disait Goethe. Et pourtant je ne le suis pas. Une contradiction donc, la contradiction qui est au fond de toute vie. Goethe n’aurait rien vécu de la sorte ? On semble vouloir exclure de sa vie la mortalité. On attache je ne sais quoi de divin à la vie de Goethe. Et j’appréhende que la grandeur de