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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE 46 1

gique qui se confond avec la nuit et révèle comme elle le rayon des mondes lointains, — la douleur.

Les êtres que j'imaginais, et qui, succédant à l'homme, ne pourraient le connaître que par ses livres, ne verraient presque de lui que sa face douloureuse. Quand l'homme a chanté ses plaisirs et en a fait de l'art, il est bien vite arrivé au bout de cet art, comme est bien vite au bout du plaisir celui qui lui consacre sa vie. Mais les poésies, le théâtre, le roman, ont trouvé dans la souffrance humaine leur air respirable et leur carrière indéfinie. Et même dans les arts plastiques, qui donnent bien davantage au plaisir sensible, ce primat de la douleur subsiste : une œuvre qui nous apporte une idée de santé et de joie comme celle de Raphaël et de Rubens, ne la mettons-nous pas au-dessous de celle qui décèle une inquiétude et un mécontentement, celle d'un Léonard ou d'un Rembrandt ? Et quelle qualité plastique trouverons-nous supérieure au tragique de Michel-Ange ?

L'art n'existerait pas sans la présence de la douleur, ou bien il se serait arrêté à des formes superficielles. Qu'il survienne pour la calmer ou pour la rendre plus consciente, il lui est lié par une communauté fraternelle. Le langage ici nous avertit. De ce qui est écrit sur le plaisir, nous ne dirons jamais que c'est profond : nous imaginerons toutes les épithètes laudatives, excepté celle-là. Mais dès qu'une ligne, une page, un livre sur la douleur humaine nous frapperont et nous saisiront, ce sera le premier mot qui nous viendra ; nous les appellerons profonds. C'est que, par leur mouvement et leur être, ils vont toucher à nos propres profondeurs, et, comme le son de la pierre qui tombe, nous aident à les mesurer. Dans le plaisir nous sentons quelque chose qui se répand comme un plumage ou un chant d'oiseau à la surface de nous-mêmes, la multiplie sous la lumière en facettes cristallines. Dans la douleur nous éprouvons ce qui en nous se ramasse et pèse, le mouvement qui contracte et inten- sifie notre densité pour nous ne savons quelles balances. Il n'existe, au fond, qu'un sujet de l'art et de la pensée humaines : l'homme devant l'énigme de la vie. Le plaisir va probablement dans le courant de la vie (tout au moins de la vie de l'espèce), mais il nous fait tourner le dos à cette énigme. La douleur est sans doute un obstacle que rencontre la vie, mais cet obstacle nous retourne le visage et les yeux vers cette énigme, nous l'ex-

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