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dès l’aube, et qu’il hurlait depuis ce moment-là, le ventre ouvert, entre les lignes, sans qu’il fût possible de lui porter secours. D’ailleurs qu’aurions-nous fait de lui ? Il souffrait moins, couché sur le sol, que trimballé dans les boyaux, et il courait la chance d’être achevé par un projectile. Dans un pareil endroit, il n’a pas eu de veine d’attendre quatorze ou quinze heures sa délivrance.

Le souffle coupé, Mlle  Gassin ne parvient plus à le suivre. Il finit par avoir pitié et ralentit sa marche.

— Pourquoi, balbutie-t-elle, me dites-vous ces choses atroces… Vous les inventez pour le seul amusement de faire souffrir !…

Il se contente de lever les épaules.

— Pourquoi la rassurez-vous, elle, tandis que vous me torturez ainsi ?

— Il a dû mourir, reprend Vernois, vers sept heures du soir, car on a vu tomber un obus juste à l’endroit où il se trouvait, et surtout on a cessé d’entendre ses cris. Le lendemain, les Allemands se sont résignés à l’abandon définitif de leur seconde tranchée, de sorte que nous avons pu visiter le terrain et ramasser nos morts. Les lambeaux qu’on a retrouvés de lui, il n’y en avait pas le poids d’un petit enfant ; encore a-t-il fallu glaner sur les buissons, « dégarnir les arbres de Noël », comme disait un homme.

À cause des passants, Mlle  Gassin ravale ses larmes ou les essuie d’un brusque coup de mouchoir :

— Comment voulez-vous, gémit-elle, que je vive avec cette idée ?

— Vous prétendiez avoir son cœur et ses pensées, et vous ne voulez rien savoir de son agonie ? C’est trop commode.

— Au moins dites-moi qu’il est mort avec le sentiment que ses souffrances n'étaient pas perdues.

— Plaise à Dieu qu’il n’ait plus été en état de se le demander, car le recul qui a fait refluer sa formation de la deuxième tranchée allemande dans la première était l’effet