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que, craignant soudain d’en trop apprendre, elle recule ? Vernois voudrait la rassurer :

— Dans de pareils moments, on n’a pas le loisir de corriger les faits de manière à les rendre moins cruels, surtout lorsque les pertes sont nombreuses et que la situation reste indécise…

Et, pour gagner un autre terrain, il demande en montrant l’homme au chevreuil :

— N’avait-il pas du tout changé depuis le temps de cet exploit de chasse ?

Mais elle a retrouvé son sang-froid et reprend :

— Ce qui m’a troublée, c'est qu’il y avait de légères contradictions dans les faits tels qu’ils m’ont été rapportés. La lettre de son capitaine disait : « Il a été frappé à la tête de ses hommes, au cours d’un assaut victorieux, dans l’intervalle de 200 mètres qui sépare la première tranchée allemande de la seconde. » De son côté, mon oncle disait : « Il est tombé dans le va-et-vient d’une attaque dont les péripéties ont été dramatiques. On n’a pu retrouver son corps que le lendemain. » La différence entre les deux rapports n’est pas considérable. Les termes employés par mon oncle sont moins officiels ; ils ont donc chance d’être plus vrais. Or ils donnent l’impression que le succès a été moins décisif et bien plus chèrement acheté. Depuis, je l’ai vainement interrogé ; il croit faire un pas dans le sens de ce qu’il appelle ma guérison, chaque fois qu’il peut éluder un entretien où risque de surgir le nom de mon mari. Je ne puis certes pas douter de la tendre affection qu’il a pour moi : je me sens presque sa fille. Mais ce matin nous parlions, vous et moi, de tout ce qui le séparait de votre ami. Il est bien trop loyal pour vouloir frustrer un mort de la pauvre part de mérite qui lui revient ; mais ce n’est jamais de tout à fait bon cœur qu’il la lui accorde. Vous qui êtes entre eux un arbitre impartial…

— Impartial, dit Vernois, jadis oui. Même je crois bien que j’aurais tâché de donner raison au chef, par instinct de