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— Tout de même, c’est vous qui décidiez les opérations secondaires, les coups de main !

— Pour ces affaires-là, jamais il ne m’a fallu donner d’ordres. J’ai toujours eu plus de volontaires que je n’en avais besoin.

Elle s’impatiente :

— Ne jouez donc pas sur les mots ! Pour tout homme courageux, un simple souhait de votre part, la simple offre d’une mission périlleuse équivalait à un ordre. Leur vaillance vous a déchargé d’un fardeau pénible, mais en fin de compte…

Il la contemple avec surprise ; il aime constater qu’une fille de sa famille sait ne pas raisonner sottement :

— Ma parole, dit-il gentiment, personne ne m’a jamais soumis à un pareil interrogatoire.

— Peut-être ne vous êtes-vous jamais soucié de savoir… ce que pense une femme qui a tout perdu.

— Tout perdu par mon ordre, veux-tu dire.

Elle ne répond pas. Il contemple sur la table une photographie qui représente un homme tenant sur ses genoux trois bambins. Les têtes bouclées permettraient de discuter et d’en rabattre un peu sur ce « tout perdu », mais il goûte une sorte de plaisir à se laisser glisser sur une pente où il s’aventure rarement de lui-même, et il s’étonne de s’intéresser à ses propres sentiments.

— Nous sommes drôlement faits, dit-il. Tandis que tu parlais, tout à l’heure, sais-tu quel visage j’ai revu d’abord ? Non pas celui d’un de mes compagnons, ni d’aucun de ces braves garçons dont j’ai pourtant aimé quelques-uns presque paternellement ; mais le plus ridicule de tous, un cuistot bègue et presque imbécile, qui fut tué parce que je lui avais commandé d’établir ses chaudrons dans un endroit qui s’est trouvé brusquement bombardé.

Clymène n’a cessé de le contempler :

— Et moi qui vous connais depuis que je suis née, je vous écoute, je vous regarde. Je n’arrive pas à mettre bout