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374 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

par exemple dans ses Paysans, avaient déjà peint des tableaux peu flatteurs du peuple des campagnes. On ne le leur avait pas pardonné, et Tchékhov lui-même fut long à se remettre du coup qu'avaient porté à sa popularité les Paysans. Mais les scènes tracées par Bounine étaient particulièrement terribles et produisaient une impression d'autant plus douloureuse que l'écrivain conservait toujours un calme épique, contait avec un parfait détachement et paraissait ne nous présenter qu'une simple épreuve photographique.

Aujourd'hui la situation a complètement changé ; les esprits ont tourné et ce qui nuisait au succès de Bounine — la peinture du paysan russe poussée au noir, son éloignement de tout socia- lisme — - lui est maintenant porté à crédit. Le voilà promu au rôle de prophète de la révolution russe ; lui seul, dit-on, a vu clair. Bounine lui-même, semble-t-il, se prête volontiers à ce nouveau rôle. Des considérations extra-littéraires viennent donc une fois de plus fausser nos appréciations.

En réalité, Bounine n'est ni un prophète, ni un penseur, ni un homme politique. C'est tout simplement un grand artiste, et, vraiment, cela suffit.

Le lecteur français pourra maintenant jusqu'à un certain point se faire un jugement personnel sur ce maître écrivain, car le volume qui vient de paraître comprend quelques-unes de ses oeuvres les plus caractéristiques : Le Monsieur de San Francisco, Frères, Bouche Close et ces épouvantables Propos Nocturnes. Il est vrai que ce n'est qu'une traduction, traduction qui tout en reproduisant exactement la signification des mots, alourdit souvent le rythme de la phrase, estompe les images vigoureuse- ment taillées, détaille parfois trop minutieusement la pensée et parfois l'appuie d'un trait trop souligné. Mais la version fran- çaise laisse pourtant transparaître la puissance et la richesse de vie de l'original, son art pleinement conscient, sobre et con- centré.

Le vrai domaine de Bounine — c'est le monde des formes, des volumes, des couleurs, des odeurs, le monde matériel, l'univers extérieur. Son imagination est surtout visuelle, tactile aussi et olfactive. Lorsqu'il veut faire œuvre de psychologue, quand il pénètre dans le domaine de l'âme, il traite celle-ci par analogie avec le monde matériel. C'est ce qui fait justement sa

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