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RÉFLEXIONS SUR LA LITTÉRATURE

Ou plutôt distinguons. S’il s’agit du plaisir des jeunes gens, il est trop spontané, trop simple, trop inconscient pour que sa peinture aille bien loin. La jeunesse, pour l’art, est l’âge de la vie, non l’âge du plaisir. L’homme de plaisir c’est l’épicurien, et on ne devient guère que vers quarante ans un vrai épicurien. Un des personnages de M. Beaunier dit que l’âge heureux c’est cinquante ans, quand la vie est faite et qu’il n’y a plus qu’à en jouir. Peut-être ! mais lorsque la vie est faite, elle n’a plus qu’à se défaire, et elle n’y manque pas. Nous serions écœurés de voir le centenaire de Brillat-Savarin célébré par l’Association des Étudiants. Une heureuse impécuniosité la garde contre cette faute de goût. Mais une tablée de messieurs mûrs, chauves, ventrus, hauts en couleur, devant la carpe à la Chambord ou l’oreiller de la Belle-Aurore, nous plaît comme une image parfaite et une harmonie de la vie. Nous n’allons guère plus loin : le roman vrai et franc du vieil épicurien aurait bien des chances d’être désagréable, et surtout — vice rédhibitoire — de révolter toutes les femmes.

Vieux ou jeune l’homme de plaisir (il ne s’agit pas évidemment de don Juan) ne sera guère admis par le public littéraire. Ce sera toujours une figure plus ou moins ridicule ou odieuse. Il n’en est pas de même de la femme. La littérature va ici à l’encontre des mœurs. Les mœurs et même les lois, qui permettent à l’homme de « s’amuser », le défendent à la femme. Et pourtant la femme qui, sans méchanceté, vit pour le plaisir, est sympathique à l’homme et à la littérature des hommes. (Sinon à celle des femmes : le rapport est inverse, et maintenant les lionnes savent peindre.) Voyez Renaud promettre à Claudine, comme une grâce de plus, avec Rézy, ce qu’il déplore, avec l’opinion publique, chez son fils Marcel. Qu’une jeune et jolie femme aille au bout de tous les plaisirs, dit l’homme, pourquoi pas ? Elle n’en est que plus belle, et cette beauté c’est une promesse de bonheur. — Pour elle ou pour vous ? — C’est tout au moins une Idée du bonheur, une Idée du plaisir : l’artiste platonicien relaye l’homme épicurien. Et en effet il y faut un artiste, comme Colette et M. Beaunier. Hors du monde de l’art on s’indignera. Où donc ai-je lu cette variante de l’Évangile ? Quand Jésus eut arrêté par un mot divin le bras de ceux qui lapidaient la femme adultère, un Juif survenu n’en ramassa pas