REFLEXIONS SUR LA LITTERATURE 323
tinuellemenî l'écart entre l'homme qu'on voit dans les livres et l'homme réel. Mais ils nous trompent abondamment sur la nature, et s'ils nous aident à l'utiliser pour notre action, ils nous empêchent de l'éprouver dans son être. Nous devons, pour pas- ser ce Styx, les dépouiller avec nos autres vêtements sociaux. Dès lors nos livres tromperont nos successeurs sur l'humanité bien plus encore qu'ils ne nous trompent sur la nature ; ceux-ci ne pourront les corriger par leur expérience, parce qu'ils ne seront pas des hommes ; et ils ne pourront en tirer le schème pratique d'une action sur nous, puisque nous ne serons plus. Dès lors la trace ou la reproduction de nos livres risquerait de figurer dans ce magasin d'inventions anciennes et délaissées parmi lesquelles le Cavor de Wells retrouve, chez les lunaires, notre télégraphie sans fil (Tagore affirme ingénument que nos plus subtiles philosophies d'Occident gisent pareillement au rebut dans la vieille ferraille de l'Inde). Mais n'oublions pas que nous avons passé par un moyen-âge, que l'antiquité y a été con- servée pendant dix siècles comme une ferraille obscure et rouil- lée, et qu'il est bien des voies imprévues au bout desquelles cette ferraille, fourbie à neuf, redevient utile et belle.
Je m'excuse de cette longue préface 011 j'ai voulu seulement introduire des êtres imaginaires, mais après tout possibles, qui, succédant aux hommes, se les représenteraient d'après les livres que nous leur aurions, par quelque artifice, laissés. (Supposez une humanité condamnée à périr en quelques années par une modification inévitable et graduelle de son atmosphère, et s'em- ployant à jeter sa « bouteille à la mer », c'est-à-dire à semer sur sa planète quelques témoignages quasi indestructibles de son passage, à graver des livres sur un métal durable, à faciliter la besogne des Champollions extra-humains, à laisser un témoi- gnage comme l'Arne Da Knussem de Jules Verne ou le Cavor de Wells.) Nous transmettrions sans doute à ces héritiers une image bien diiférente de notre image réelle. Et, (pour en arriver tout de même, après avoir tant musé, à l'objet de ce discours) si notre intelligence et notre action leur apparaîtraient tout de même sous un jour assez exact, nous ne leur apporterions guère de quoi les aider à se représenter nos plaisirs. Ils seraient devant nous comme nous devant l'Egypte. Les Egyp- tiens ne nous ayant laissé que des monuments funéraires.
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