LA GARDE-MALADE ' ^15
fuir pour l'oublier, à partir pour ramener sa grand'mère de la moissonneuse. Mais c'était très loin, et d'ailleurs pou- vait-elle abandonner ainsi le pauvre mort ? Elle se chercha encore du travail.
Elle fit chauffer un peu d'eau, et très doucement, avec une petite éponge, essaya de laver les joues terreuses. Mais elles se refroidissaieni. Effrayée, Eugénie jeta sa cuvette, rangea ses linges et se mit, sans faire aucun bruit, à balayer la maison et à épousseter les meubles.
Cela fini, le soleil avait baissé et le rectangle de la porte était jaune. Elle prit une bougie qu'elle alluma, versa quel- que eau bénite dans une assiette sur la table du chevet, y mit tremper deux brins de buis qui pendaient au mur, sous un vieux numéro bariolé de tirage au sort. Enfin elle se nettoya longuement les mains, brossa sa robe, se peigna : et quand elle vit qu'aucun ouvrage ne restait et que la grand'mère ne rentrait pas, elle s'assit au pied du lit, sur la chaise de paille, et regardant le mort, frissonna.
Elle savait une ou deux prières. Elle les dit tout bas devant elle. Puis leur latin lui déplut. Elle prononça alors ce qu'elle pensait :
— A présent, il va se reposer ; et, moi, je retournerai un peu à l'école avant de travailler.
Elle se troubla, souffrit, se résigna. Elle se rappela comme on se rappelle un voyage, par une impression générale de lassitude, de plaisir, de regrets et mille détails touchants, l'année passée ainsi à soigner son grand-père ; elle soup- çonna obscurément ce qu'elle avait gagné et perdu dans ce long espace de vie, et tout ce qu'elle n'oublierait plus. Joi- gnant les mains, elle en remercia le mort sévère qui rêvait sur l'oreiller, les yeux clos, la bouche mal fermée entre les lèvres livides, le nez pincé déjà sous une pression très froide...
Elle finit par s'endormir : et c'est ainsi que la grand'-mère les trouva tous les deux, le mort veillant sur la vivante, à l'heure où elle revint harassée à ce labeur nouveau.
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