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LETTRE SUR LES ORATEURS ' 299

Il faut jouer et plus fort est l'enjeu, plus aiguë sera la volupté. Je doute qu'un véritable amateur d'éloquence trouve plaisir au génie d'un maître bavard s'il doit en jouir solitairement. Hypothèse absurde, d'ailleurs, car quel orateur donnera- sa mesure à moins d'un auditoire nom- breux. L'orateur fait l'auditoire, mais l'auditoire le lui rend bien.

On dit que d'illustres tribuns ont recherché et obtenu la faveur de la postérité en faisant métier d'écrivain et en composant mot pour mot leurs plus belles pièces. Voilà qui est proprement tricher. Que diable, il y a des règles à ce jeu.

J'ai connu maints jeunes hommes pourvus d'un larynx vigoureux, d'un léger talent et d'une ambition magnifique. Presque tous ont demandé à la tribune des lauriers que trente ans de labeur opiniâtre ne leur eussent peut-être point procurés.

Leur en ferai-je grief ? A Dieu ne plaise ! Par des che- mins secrets et tortueux la tristesse, je le sens, me ramène à la tolérance.

Allons ! il faut des orateurs, comm.e il paraît qu'il faut un coup de rhum avant l'action violente. Vous le savez, durant la dernière guerre, les mialheureux qu'on envoyait à l'assaut recevait une forte ration d'eau-de-vie, car Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre. Vertu des poisons ! II faut des mots, beaucoup de mots, pour que l'homme renonce à son libre arbitre, à la souveraineté de son juge- ment.

Mon ami, je fais amende honorable et m'interdis doré- navant, notez-le, toute vaine récrimination. Je renonce à imaginer que l'humanité pourrait être autre que nous la voyons. Je m'engage à respecter les obscurs desseins de la nature, à honorer l'orage, l'avalanche, les sauterelles et l'orateur. Toutes choses sont à leur place dans ce monde misérable, même le pathétique désir d'un monde meilleur.

GEORGES DUHAMEL

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