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LETTRE SUR LES ORATEURS


Notre pays, mon ami, traverse une époque troublée ; on le devinerait, si mille tristesses n’en donnaient preuve à toute heure du jour, on le devinerait, dis-je, à l’épanouissement de l’art oratoire. Les pluies d’automne ont cette vertu de faire, en une nuit, éclore à profusion les champignons sur un sol qui, la veille encore, n’en portait nulle trace. Pareillement les grands phénomènes politiques suscitent, d’un jour à l’autre, le miraculeux talent de la parole : l’Auspasie est malheureuse, l’Auspasie est divisée, l’Auspasie parle ; les tribunes s’érigent à tous les carrefours et, par légions, les orateurs naissent du pavé.

Réunir cent personnes satisfaites et leur faire entendre un long discours, voilà une entreprise téméraire et qui semble vouée à l’échec. En revanche, qu’il est aisé de grouper les foules opprimées, pour leur parler des souffrances qu’elles endurent ! Les peuples heureux, qui n’ont pas d’histoire, n’ont pas davantage d’orateurs. Mais l’éloquence fleurit en enfer, n’en doutez pas.

Les Auspasiens sont grands bavards ; à cet égard, leur réputation date de l’antiquité. La parole est si fort en honneur parmi nous que celui qui s’en trouve défavorisé ne saurait prétendre à aucune influence, eût-il, par ailleurs, les dons les plus rares et les mérites les plus respectables. Ici, l’autorité est affaire de langue et de souffle. Les intérêts du pays sont confiés à des assemblées que l’on nomme parlements, parce que leur unique soin est la parlerie. En fait, le pouvoir est aux mains d’un petit groupe de