Dans tous les interstices de son caractère nous pénétrons avec notre cire industrieuse, et nous les cimentons. Une parfaite obturation de ses abîmes : tel est l’idéal auquel nous tendons. Et j’imagine que c’est cela qui doit gêner les étrangers devant le Néron de Racine, ou même devant le Julien de Stendhal. Nous ne donnons jamais le vertige de l’âme humaine.
C’est Dostoïevsky le premier qui m’a fait sentir notre insuffisance sur ce point. J’en ai été confus pendant longtemps et pour rien au monde je n’eusse osé comparer aucun de nos romanciers ni de nos dramaturges au terrible évocateur d’inconnu que je découvrais en lui.
Et puis des réflexions me sont venues peu à peu, qui se sont trouvées dirigées non pas contre l’œuvre de Dostoïevsky, mais contre l’excellence, ou tout au moins contre la précellence de sa méthode.
Celle-ci, d’abord que l’abîme n’est rien aussi longtemps qu’on n’y descend pas. Loin de moi l’idée de prétendre qu’il en est dans les romans de Dostoïevsky comme je vais dire ; mais enfin un abîme, cela peut très bien se dessiner en trompe-l’œil. On peut très bien capter et conduire les regards vers les lointains d’une âme, mais sans que ceux-ci perdent leur caractère hypothétique. Le fait qu’un personnage agit d’une manière dont rien ne peut rendre compte, n’implique pas forcément qu’il y a en lui des profondeurs que rien ne permettra jamais d’atteindre : il peut aussi avoir été inspiré par sa seule inconsistance, qui est chose de surface, et définissable.
Après tout l’explication d’une âme ne comporte pas a priori beaucoup plus d’arrangement et de truquage que l’insistance sur son mystère. Il ne s’agit que de ne pas se tromper, que de ne pas aller contre la vie. Rien ne me fera penser qu’avec une suffisante intuition, on ne puisse pas donner à la fois à un personnage de la profondeur et de la conséquence.