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Nous allions à Yaroslavl. Après trois ou quatre stations, nous nous arrêtâmes vers l’aube à Schlisselbourg, dans un traktir. Nous nous jetâmes sur le thé comme si nous n’avions pas mangé pendant une semaine. Huit mois de prison et soixante verstes de route nous avaient mis en si bel appétit que je m’en souviens avec plaisir. J’étais gai. Dourov parlait sans cesse. Quant à Yastrjembsky, il voyait l’avenir en noir. Nous tâtâmes notre feldyeguer. C’était un bon vieillard, plein d’expérience ; il a traversé toute l’Europe en portant des dépêches. Il nous traita avec une douceur, une bonté qu’on ne peut s’imaginer. Il nous fut bien précieux tout le long de la route. Son nom est Kousma Prokolyitch. Entre autres complaisances il eut celle de nous procurer des traîneaux couverts, ce qui ne nous fut pas indifférent car le froid devenait terrible.

Le lendemain étant un jour de fête, les yamschtchiki[1] avaient revêtu l’armiak[2] en drap gris allemand avec des ceintures écarlates. Dans les rues des villages pas une âme. Il faisait une splendide journée d’hiver. On nous fit traverser les déserts des gouvernements de Pétersbourg, Novgorov, Yaroslavl, etc. Nous ne rencontrions que des petites villes sans importance et clairsemées, mais à cause des fêtes nous trouvions partout à manger et à boire. Nous avions horriblement froid quoique nous fussions chaudement vêtus. Tu ne peux t’imaginer comme il est intolérable de passer sans bouger dix heures dans la kibitka[3] et de faire ainsi cinq à six stations par jour. J’avais froid jusqu’au cœur et c’est à peine si je parvenais à me réchauffer dans une chambre chaude. Dans le gouvernement de Perm nous avons eu une nuit de 40 degrés[4] : je ne te conseille pas de faire cette expérience, c’est assez désagréable.

Le passage de l’Oural fut un désastre. Il y avait un orage de neige. Les chevaux et les kibtki s’enfoncèrent ; il fallut descendre, — c’était en pleine nuit, — et attendre qu’on les eût dégagés. Autour de nous la neige, l’orage, la frontière de l’Europe ; devant nous la Sibérie et le mystère de notre avenir ; derrière nous tout notre passé. C’était triste. J’ai pleuré.

  1. Postillons.
  2. Manteau, variété du caftan.
  3. Voiture couverte des paysans.
  4. Réaumur, 50 degrés centigrades au-dessous de zéro.