dans ces derniers temps ! Et pourtant, en y réfléchissant, je vois bien que je ne pourrai tout te dire dans une lettre. Comment t’envoyer tout ce que j’ai dans la tête ? Te faire comprendre ma vie, les convictions que j’ai acquises, mes occupations durant ce temps, ce n’est pas possible. Je n’aime pas à faire les choses à moitié : ne dire qu’une partie de la vérité, c’est ne rien dire. Voici du moins l’essence de cette vérité : tu l’auras tout entière si tu sais lire. Je te dois ce récit. Je vais donc commencer à réunir mes souvenirs.
Tu te rappelles comment nous nous sommes séparés, mon cher, mon ami, mon meilleur ami. Dès que tu m’eus quitté[1]… on nous emmena tous trois, Dourov, Yastrjembsky[2] et moi, pour nous mettre les fers. C’est à minuit — juste à l’instant de la Noël, — qu’on m’a mis les fers pour la première fois. Ils pèsent dix livres et la marche en est très incommodée. Puis on nous fit monter dans des traîneaux découverts, chacun à part avec un gendarme (cela faisait quatre traîneaux, le feldyeguer[3] en ayant un pour lui seul) et nous quittâmes Saint-Pétersbourg.
J’avais le cœur gros ; la multitude de mes sentiments me troublait. Il me semblait que j’étais pris dans un tourbillon et je ne ressentais qu’un désespoir morne. Mais l’air frais me ranima et, comme il arrive toujours à chaque changement dans la vie, la vivacité même de mes impressions me rendit mon courage, de sorte qu’au bout de très peu de temps je fus rasséréné. Je me mis à regarder avec intérêt Pétersbourg que nous traversions. Les maisons étaient éclairées en l’honneur de la fête, et je disais adieu à chacune d’elles, l’une après l’autre. Nous dépassâmes ta maison. Celle de Krorevsky était tout illuminée. C’est là que je devins mortellement triste. Je savais par toi-même qu’il y avait un arbre de Noël et qu’Emilia Théodorovna devait y conduire les enfants ; il me semblait que je leur disais adieu. Que je les regrettais ! et que de fois encore, plusieurs années après je me les suis rappelés avec les larmes dans les yeux !