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s sa loi.

Il ne l’a pas su jusqu’aux derniers jours de sa vie. S’étant évadé de la conscience commune, il avait pénétré dans un labyrinthe, ne pouvait plus juger et ne savait même plus si c’était là un bien ou un mal. Il haïssait la tranquillité et toutes les satisfactions que l’ordre procure à l’homme : ni notre théorie de la connaissance, ni notre logique ne pouvaient plus lui en imposer.

Celui à qui l’Ange de la Mort a octroyé son don mystérieux, celui-là ne possède plus cette certitude qui accompagne nos jugements ordinaires et confère une belle solidité aux vérités de la conscience commune. Il lui faut vivre désormais sans certitude, sans conviction. L’homme souterrain voit que ni les « œuvres » de la raison, ni aucune des « œuvres » humaines ne sont capables de le sauver. Il a examiné — avec quelle attention ! avec quelle tension de tout son être ! — ce que l’homme peut faire de sa raison, tous ses « palais de cristal », et il a vu que c’était non des palais de cristal, mais des poulaillers et des fourmilières, car ils étaient tous bâtis sur le principe de mort, sur deux fois deux quatre. Et à mesure qu’il en prenait conscience, cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos, qui fait horreur à la conscience ordinaire, s’épanouissait plus largement en lui. C’est pourquoi Dostoïevsky renonce à la certitude et pose comme but suprême l’ignorance ; c’est pourquoi il « ose tirer la langue » aux évidences, c’est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, toujours irrationnel, imprévu, et c’est pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines.

LEON SCHESTOV

(Traduit par B. DE SCHLŒZER)

Notes


158 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Il ne l'a pas su jusqu'aux derniers jours de sa vie. S'étant évadé de la conscience commune, il avait pénétré dans un labyrinthe, ne pouvait plus juger et ne savait même plus si c'était là un bien ou un mal. Il haïssait la tranquillité et toutes les satisfactions que l'ordre procure à l'homme : ni notre théorie de la connaissance, ni notre logique ne pou- vaient plus lui en imposer.

Celui à qui l'Ange de la Mort a octroyé son don mys- térieux, celui-là ne possède plus cette certitude qui accom- pagne nos jugements ordinaires et confère une belle solidité aux vérités de la conscience commune. Il lui faut vivre désormais sans certitude, sans conviction. L'homme sou- terrain voit que ni les « œuvres » de la raison, ni aucune des « oeuvres » humaines ne sont capables de le sauver. Il a examiné — avec quelle attention ! avec quelle tension de tout son être ! — ce que l'homme peut faire de sa raison, tous ses « palais de cristal », et il a vu que c'était non des palais de cristal, mais des poulaillers et des fourmilières, car ils étaient tous bâtis sur le principe de mort, sur deux fois deux quatre. Et à mesure qu'il en prenait conscience, cet irrationnel, cet inconnaissable, ce chaos, qui fait horreur à la conscience ordinaire, s'épanouissait plus largement en lui. C'est pourquoi Dostoïevsky renonce à la certitude et pose comme but suprême l'ignorance ; c'est pourquoi il « ose tirer la langue » aux évidences, c'est pourquoi il chante le caprice, inconditionné, toujours irrationnel, imprévu, et c'est pourquoi il se rit de toutes les vertus humaines.

(Traduit par B. de Schlœzer) léon schestov

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