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DOSTOÏEVSKY
ET
LA LUTTE CONTRE LES ÉVIDENCES


LÉON SCHESTOV


Dans le domaine de la spéculation systématique, nous n’avons pas encore formé d’école, nous autres Russes, nous ne possédons pas encore de traditions qui puissent être comparées aux écoles françaises, allemandes, anglaises dont la plupart de nos philosophes ont toujours subi jusqu’ici les influences et auxquelles quelques-uns d’entre eux ne surent opposer que certaines traditions orientales : néo-platoniciennes, gnostiques, patristiques. Le génie russe — et c’est une de ses caractéristiques les plus essentielles — si téméraire qu’il soit — s’appuie toujours sur le fait concret, sur la réalité vivante ; il se lance ensuite dans les spéculations les plus abstraites, les plus osées, mais pour revenir finalement, riche de toute la pensée acquise, à cette même réalité, au fait, son point de départ et son aboutissement. Celui qui veut juger de la pensée russe doit s’adresser donc non aux professeurs de philosophie, non aux gnosséologues et métaphysiciens de profession, parmi lesquels, pourtant, il y a des hommes de grand talent, tels Zossky, Franck et d’autres encore, mais à tous nos romanciers, à nos poètes, à nos critiques, à nos publicistes qui travaillent tous sur le vif.

L’œuvre philosophique et critique de Léon Schestov, totalement inconnue en France[1], est extrêmement caractéristique à

  1. 1Quelques ouvrages de Schestov ont été traduits en anglais. Les éditions allemande et italienne de ses œuvres choisies sont actuellement en préparation.