FRAGMENTS INEDITS DU JOURNAL INTIME 689
(i h. 1/2 soir). Matinée de rêverie. Demandé par lettre à deux personnes si elles connaissaient mon individualité ; à supposer que leur jugement coïncide, il y aurait probabi- lité qu'elles ont raison. Pour moi, j'ai perdu la clef de moi- même et ne connais plus la chose essentielle, mon don par- ticulier, la chose pour laquelle je suis fait, par conséquent ma force, ma mission, ma charge;
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« Penser aujourd'hui ce qui sera admis et populaire dans trente ans. » — Voilà deux réponses : celles de Gœthe et de Schopenhauer. Pour moi, je me disais plutôt: comprendre tous les modes de la nature humaine, et faire bien tout ce qu'on fait. — Cette dernière devise semble indiquer peu d'ori- ginalité, peu de force créatrice, inventive, peu de volonté, une sorte d'indifférence pour l'action. Agir correctement, sentir et penser juste, ce n'est pas l'idéal d'un artiste, d'un ambitieux, d'un orateur, mais tout simplement d'un critique attentif et d'un brave homme. Dominer les gens, bouleverser les choses n'est point mon fait. Contempler, deviner, aimer, consoler, a toujours eu plus d'attrait. Mon talent est la neutra- lité désintéressée et l'impersonnalitéde l'esprit ; mon goût est la vie des affections. J'ai l'intelligence objective et le cœur tendre. Ce qui m'est antipathique, c'est la vie vulgaire tissue de préjugés, de passions, d'intérêts à la fois égoïstes et ardents, étroits et résolus. Ce qui m'est insupportable, c'est d'agir pour mon compte et pour moi-même. Je ne sais pas m'intéresser à ma personne, à ma carrière, à mes projets, à mon avenir. Cela me paraît grossier, ignoble et vil. Et comme le monde est l'arène où tous les appétits luttent pour se satisfaire, je ne me sens pas du monde livré aux convoiteux, aux forts et aux habiles.
Entre le relatif qui m'assomme et l'absolu que je déses- père d'atteindre, je flotte nonchalamment, et je n'agis qu'à la dernière extrémité, toute action étant une loterie, sauf
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