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��LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

��impossible ; ma douceur devient revêche et raide, sitôt qu'il lui faut entrer dans ce rôle. S'offrir en cible à toutes les malveillances et à toutes les sottises qui font le gros des lecteurs, n'est nullement de mon goût. Il faudrait pour cela ou la démangeaison de la renommée, ou le besoin de gagner de l'argent, ou le sentiment d'un devoir positif, le senti- ment net de sa supériorité incontestable ; or ces motifs n'existent pas pour moi. Ma défiance de moi-même a, pour se vaincre, besoin d'appel, d'encouragement et de sym- pathie ; sinon elle s'esquive et s'efface. Le succès donne seul de l'aplomb et de l'entrain. Le succès m'a manqué, non peut-être au fond, mais il est resté silencieux et ce n'était point assez pour ma modestie. Les témoignages flatteurs ont été trop tardifs et trop rares. Je ne me suis senti en communication qu'avec quelques personnes choi- sies, et l'on ne fait pas des livres ou des cours pour une demi-douzaine de bons lecteurs. D'ailleurs, pour d'autres causes morales, le bouddhisme m'a envahi ; je me suis dégoûté du vouloir et détaché de tout désir. Avec Épic- tète, je me suis dit: Abstiens-toi et contiens-toi. Le renonce- ment est devenu mon habitude. J'ai pris en aversion tous les regrets, en horreur toutes les déceptions, et par conséquent, j'ai dit adieu en bloc à toutes les espérances. Puisqu'il est impossible de satisfaire son cœur, son esprit, sa conscience, son idéal, à quoi bon l'entreprendre ? Puisque le naufrage est sûr, et la noyade certaine, pourquoi disputer sa vie aux flots? Le laisser-aller, l'abattement, l'indifférence est au bout de cette philosophie. Désillusion et bienveillance, c'est à quoi je suis arrivé. Je crois encore aux belles âmes, mais je ne crois plus qu'à cela. Institutions, croyances, systèmes, préjugés divers, n'ont plus pour moi de prestige et font pour moi question. Le monde m'apparaît comme une fan- tasmagorie colorée, et ma vie individuelle comme un rêve. Je sens que tout est fluide, fugitif et nous échappe, et que j'échappe à moi-même. La seule réalité incontestable, c'est la douleur.

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