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force en lui qui, pour s’être vu refuser l’expansion, s’exerce à rebours.

Je ne veux pas dire d’ailleurs que la lucidité d’Amielsoit sans égale, ni qu’on n’ait jamais été plus loin que lui dans la connaissance de soi. Trop de piété, trop d’habitude de la morale, trop de regret de l’action le retiennent sur le bord des grandes, des profondes découvertes. Mais par personne peut-être la souffrance de se connaître n’a été ressentie avec autant d’intensité à la fois et de patience ; personne peut-être ne s’est jamais aussi douloureusement imprégné de la faiblesse que la force de l’esprit peut développer dans l’âme.

Pourtant ce livre n’est pas d’un lâche ; la souffrance d’Amiel garde quelque chose de la discrétion qui en fut l’origine ; elle n’accuse personne ; elle ne cherche pas la consolation rétrospective du mauvais hasard. Ce qu’il y a de beau ici et d’héroïque, c’est que pas une fois — que je sache — les événements extérieurs ne sont inculpés ; en même temps que son impuis- sance, Amiel accepte d’en être la seule cause, faisant ainsi preuve du plus difficile courage qui est de se solidariser avec ses échecs.

JACQUES RIVIÈRE

30 JANVIER 1861

(matin) Levé tard, songeries vides, vaines ou erotiques. Pensé aussi que dans huit mois j’aurai quarante ans. — « Sois homme une fois avant de mourir, » ce mot adressé à Saint-Preux résonnait à mon oreille comme un tonnerre lointain. — Senti avec effroi mon incapacité croissante de tension, d’effort, d’énergie, de virilité physique ou morale. — Un livre et un fils ! était, il y a quelques jours, le résumé de mes vœux. Il est peut-être trop tard pour ce double engendrement. Toutes les ardeurs semblent taries en moi ; la puissance fécondante, la flamme, la passion, la volonté, l’amour, l’espérance, la foi, ne sont plus pour moi que des souvenirs. L’« esprit de joie » dont parle Victor Cherbuliez m’est incon-