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NOTES 499

rer pleinement. Le contenu, la forme, le moindre détail, tout, dans ces mémoires autobiographiques, prend un aspect d’éternité. On chercherait en vain des points de suture entre la pensée première et l’expression. Ce n’est pas une description de paysage, une analyse de caractère qu’on lit, c’est un paysage qu’on regarde, c’est quelqu’un dont on fait connaissance. Rien ne s’y rencontre qui ne semble sorti dans son état définitif et irréversible du cerveau créateur.

Les souvenirs d’enfance proprement dits — éveil de l’intelligence, de la sensibilité, amours, haines, pudeur, révoltes — s’égalent aux plus vivants et aux plus beaux qu’on possède, à ceux d’un Jean-Jacques ou d’un Chateaubriand. Mais ils ne sont que partie de l’ouvrage.

Ce qu’a voulu peindre Gorki, c’est le peuple russe, sa misère, son ignorance, sa bestialité et ses aspirations. Par là ce livre écrit en 1913 est une introduction unique à l’étude et à l’intelligence du bolchevisme. Pas de couleur locale ; l’évocation d’une race.

Mais sous cette race que Gorki souhaite faire plaindre et aimer, il y a l’humanité. Cette famille d’artisans russes, dont les membres bataillent entre eux, c’est la famille pauvre de tous les pays et de tous les temps. Jamais on n’avait rendu avec autant d’intensité ce moment où la famille pauvre s’écartèle et se brise, où les parents vieillis n’ont plus qu’à souffrir de l’ingratitude de leurs enfants en attendant la mort, où frères et sœurs ne se connaissent plus ou se haïssent. Alcoolisme, brutalités, égoïsme et fureurs des mâles, résignation ou révolte des femmes, et l’entourage ordinaire des quartiers ouvriers : sottise, méchanceté, crapule et dévouement, rien n’est omis et l’art d’évoquer tour à tour l’endroit et l’envers de la nature humaine est porté ici à un degré de perfection qui confond. Le personnage central de la grand’mère, ivrognesse et sainte à la fois, candide et rouée, docile et rebelle, d’une complexité extraordinaire, est peint avec une simplicité et une sûreté déconcertantes pour notre schématisme latino-celte.

On n’échappe pas à l’emprise de cette succession d’épisodes tragiques et terrifiants, on participe à toutes les émotions des héros, joyeusement puériles ou nostalgiques, on suit Gorki partout où il lui plaît de nous conduire ; quiconque s’aventure à