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484 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

genoux et tenez-vous prêt » ? Pourquoi aller ensuite trouver la malheureuse Juliette, écrasée de remords, et lui déclarer: « Votre complice, à ce que j'apprends, doit mourir demain » ? Désir de châtier ? Peut-être, mais avec une pointe qui va plus loin ; car s'adressant à la religieuse qui, elle, n'a pas lé plus petit reproche à s'adresser, il lui applique la même torture : « La tête de votre frère est tombée et a été portée à Angelo. » Que signifie cette cruauté chez ce sage ? C'est un trait sur lequel Shakespeare insiste : « Par froides gradations, dit le Duc, et dans les formes les plus étudiées, nous en finirons avec Angelo,. » Et tout le cinquième acte est un jeu de fauve, où le Duc s'amuse à supplicier tour à tour la religeuse et Angelo, en les faisant passer de l'espérance au désespoir. Quoi, chez ce prince si juste, si bon, détaché de toutes les petitesses, qui parle de la mort et de la vie avec tant de hauteur, il y a par moments un blasé qui se complaît à faire couler des larmes, à voir pâlir des visages, pour s'amuser ensuite à les foudroyer par la joie ? Tel est certainement l'homme que Shakespeare a voulu peindre dans sa particularité la plus audacieuse. Qui voudrait contester la vérité terrible du personnage ?

M. Guy de Pourtalès a mis en tête de sa traduction une préface qui contient, sur le génie de Shakespeare, des remarques pénétrantes. Mais pourquoi écrire : « Le trait le plus profond du génie littéraire de Shakespeare est d'avoir su se libérer des règles étroites qui ligotaient la tragédie, pour rebondir librement jusqu'aux naïvetés divines de l'ancienne dramaturgie présocratique. » Il faut n'avoir rien lu du théâtre du Moyen-Age, souvent si admirable scéniquement, pour ne pas voir par quelle filiation directe la forme dramatique de Shakespeare en est jaillie. Nous sommes si loin d'épuiser toutes les bonnes raisons d'admirer Shakespeare que nous pouvons n'en pas chercher de problématiques.

JEAN SCHLUMBERGER

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LES ILES ARÀN, par John M. Synge (Rieder).

Dans un excellent avant-propos, M. Maurice Bourgeois nous montre le jeune Synge à l'hôtel Corneille, près de l'Odéon. Il