Page:NRF 17.djvu/382

Cette page n’a pas encore été corrigée

376 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

de savoir ce qui est le plus préjudiciable à la cause de l'esprit : une critique pourrie, encore qu'éclairée, ou une honnêteté farouche, qui n'a rien d'ingénu.

Pour revenir à mon sujet, je dois dire que cette ignorance bavarde et dogmatique accompagne l'avènement de l'Amérique à un état nouveau, celui de la culture. L'art naît spontanément dans une société qui a pris conscience et possession d'elle-même ; pour qu'il s'épanouisse, il faut un sol à la fois riche et bien tra- vaillé. (Ainsi des milieux sociaux d'une unité aussi puissante que l'Amérique des Indiens à la belle époque, l'Egypte et la Judée anciennes, Athènes, l'Inde oiî tout s'enchaîne si rigou- reusement, l'Eglise médiévale, et la France moderne.) Le génie a besoin d'une discipline, c'est-à-dire qu'il a besoin d'être sans cesse confronté avec ce que l'artiste apprend de la vie par les mœurs, la religion, l'histoire, et sous la pression de l'esprit social et critique. Le premier homme n'était pas artiste ; l'éner- gie humaine s'affirme seulement au contact d'autres énergies. Mais aujourd'hui qu'il y a en Amérique autant de génie en puis- sance qu'au printemps de fleurettes sous bois, je voudrais que nous ayons pour nous conduire un chef plus inspiré, une règle, une norme plus intelligente. J'aspire après un homme dont la stature égale celle de Lessing ou de Brandès... afin que nous mar- chions vers une naissance, soutenus par la sagesse et par la force.

(Mais j'encombre de mes opinions ce qui devrait rester une pure chronique, un relevé des naissances. C'est un trait de plus qui s'ajoute à mon message américain. A tout, nous préférons une opinion. L'art sous lequel n'apparaît pas une opinion ne compte pas pour nous. Le succès de Shaw en Amérique n'a pas d'autre raison : Shaw, né pour écrire des farces géniales, gâté par son puritanisme. Il aurait dû naître dans le Nébraska ; du point de vue esthétique, il diffère fort peu de M. Bryan. Et voici aujourd'hui Sinclair Lewis... La Grand' Rue est un mer- veilleux exemple de roman à thèse, tout comme les œuvres de H. G. Wells. Car Wells est un journaliste américain que le hasard fit naître à Londres.)

Je reprends toutefois mon sujet... et je dis que l'Amérique ne vient pas en aide à l'artiste créateur. De l'éloge, de l'insulte, il n'en manque pas ; mais la louange est niaise, l'opposition fai- blarde et sans à propos. L'artiste ou le penseur ne peut pas

�� �