374 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
ne saurait être artiste. Mais celui qui ne connaît pas l'ortho- graphe, et qui n'a rien lu de plus ancien que Wells, celui-là a quelque chance d'être un Dostoïewski. » Cette illusion ne s'explique pas seulement par l'encouragement qu'elle reçoit de la doctrine bergsonienne. Whitman, Thoreau, Emerson, Poe, tous les pères de notre littérature, avaient été des hommes d'une large culture, soucieux de discipliner leur expression, mais leur exemple restait sans vertu devant les fallacieuses raisons tirées d'une révolte générale contre ce que la convention avait de mort et de funeste. Quand Courbet et Cézanne entraient en lutte avec le faux académisme, ils s'appuyaient sur une tradition vivante de l'art français. Quand Wagner et Nietzsche s'insur- geaient contre la routine des petites cours allemandes, ils pui- saient leur nourriture dans une tradition vitale. Ainsi fit Arnold Schoenbergàsontour, quandilse révolta contre le wagnérisme. Mais quand nous autres Américains, nous nous révoltons contre les dogmes odieux de nos écoles et de nos universités, nous n'avons aucune tradition vivante à reprendre. D'une proposi- tion erronée, nous concluons donc que toute tradition est mauvaise ; et que, le cri de guerre en faveur de la technique étant poussé par des écoles défuntes, toute technique aboutit par force à un art défunt.
Le dadaïsme en France est le fait d'hommes nourris aux disciplines anciennes. Si différente que soit la doctrine d'un dadaïste intelligent et celle d'un André Gide, sur les qualités intellectuelles d'un style digne de ce nom, les deux hommes tombent d'accord. Mais la tradition même, chez nous, s'est réfugiée parmi des barbares ; et la moisson que l'œuvre de Whitman, de Hawthorne, d'Emerson et de Poe devait faire entrer dans nos greniers, est perdue. Dans un monde inco- hérent et sans racines, on les a pris pour des précurseurs d'incohérence.
Nos conservateurs manquent d'atmosphère ; ils ne vivent pas dans leur époque, c'est pourquoi ils ne sont pas mieux préparés à commenter l'art du passé qu'à pronostiquer celui de l'avenir. Nos révolutionnaires, ceux qui clament au nom de la liberté, parce qu'ils ignorent ce qu'est une saine tradition, tombent tous dans l'imitation servile d'une forme européenne, qu'elle soit du reste nouvelle ou périmée. Cet état de choses ne laisse pas
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