INGRES VU PAR UN PEINTRE 285
goûter les différences profondes qui existent entre ces deux inspirations opposées. Ainsi, s'il ne nous propose pas une œuvre plus noble et plus belle que celle de Raphaël, il nous en offre une plus touchante parce que plus proche de notre sensibilité. Ce n'est pas à propos d'Ingres, mais bien de Delacroix qu'il faut parler d'académisme. Delacroix est le dernier grand académique illustrant des concepts plutôt qu'obéissant à des sensations. Une fois pour toutes, précisons cette différence profonde, absolue, irréductible qui existe entre les deux modes de travail adoptés par les deux grands rivaux. Delacroix, séduit avant toutes choses par la tragédie humaine, représente une anecdote, « historique ou de mœurs», le plus littéralement possible, avec le maximum de couleur locale. A côté des Renaissants, traitant quelquefois de sujets analogues, il paraît d'un naturalisme étroit. Trop dévoué au drame humain, il n'a pas le temps ni la force de le transposer dans le domaine de l'absolu. Lui aussi a recours à des procédés parallèles au sujet choisi, et son œuvre demeure emprisonnée dans la gangue des formes pour ainsi dire « journalières ». Ainsi que l'enseigne l'Ecole, il dessine le visage, le pied, la main types; il se conforme à un canon établi une fois pour toutes. Regardez les Croisés : c'est le même dessin de visage anonyme au nez court dans le prolongement du front, c'est le même type conventionnel que l'on trouve dans la plupart de ses tableaux. Pressé d'en arriver à l'action, il ne va pas « s'amuser » à en différencier les acteurs : ce qui l'intéresse, c'est le tumulte, l'entrecroisement des lignes, la véhé- mence du désordre illustratif : à l'instar de ses visages, les membres de ses personnages se trouveront dans des posi- tions prévues, et ne cesseront d'être conformes aux règles de la perspective habituelle et aux lois de l'anatomie. N'est-ce pas là la caractéristique de l'Académisme ?
Regardons travailler Ingres à nouveau : il aborde la nature sans idées préconçues, en état de virginité intellec- tuelle, en parfaite posture de réceptivité : il est prêt à
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