SI LE GRAIN NE MEURT... 57
fraternelle, il me repoussait à bras tendus et, solennel :
— Les hommes ne s'embrassent pas !
Il avait un amical souci de m'entrer davantage dans sa vie et dans la coutume de sa famille. J'ai dit qu'il était orphelin ; Blancmesnil appartenait alors à son oncle, égale- ment gendre de Ch..., les deux frères de R... ayant épousé les deux sœurs. Monsieur de R... était député, et le fût resté jusqu'à la fin de sa vie si, au début de l'affaire Dreyfus, il n'avait eu l'unique courage de voter contre son parti (c'est dire qu'il était de la droite). Extrêmement bon et droit, il manquait un peu de caractère, ou d'étoffe, ou enfin de je ne sais quoi qui lui eût permis de présider autre- ment que par l'âge et qu'en apparence, à cette table de famille nombreuse où les éléments les plus jeunes n'étaient pas toujours les plus soumis ; mais l'excellent homme avait déjà de la peine à faire figure suffisante aux côtés de sa femme, dont la supériorité l'exténuait. Madame de R... était du reste très calme, très douce et suffisamment pré- venante ; rien dans le ton de sa voix ou dans ses manières ne cherchait à imposer ; mais, sans dire peut-être des choses bien neuves ou bien profondes, elle ne parlait jamais pour ne rien dire et n'exprimait jamais rien que de sensé (j'ajoute à mes souvenirs d'enfant d'autres souvenirs plus récents) de sorte que l'ascendant était réel qu'elle exerçait sur tous comme une naturelle souveraineté. Il ne me paraît pas que ses traits rappelassent beaucoup ceux de M. Ch... ; mais elle avait été sa secrétaire, la confidente de sa pensée, et certainement son prestige s'aggravait du poids conscient de ce passé.
En plus de Monsieur de R... tout le monde dans la famille s'occupait plus ou moins de politique. Lionel dans sa chambre me faisait me découvrir devant une photographie du duc d'Orléans (inutile de dire qu'à cette époque je ne savais absolument pas qui c'était). Son frère aîné qui tra- vaillait l'opinion dans un département du midi s'était fait blackbouler et reblackbouler aux élections. Le facteur
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