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594 LA NOm'ELLE REVUE FRANÇAISE

Les plus grands écrivains du xix= siècle ont essaj'é de mettre sur pied une figure de Napoléon : ni Hugo, ni Vigny, ni Tol- stoï n'ont fait de concurrence sérieuse à l'état-civil d'Ajaccio. Prenez le poète qui a créé évidemment les héros les plus grands, Corneille. 11 a atteint avec Poîycucte le sommet de sa propre grandeur, et, cherchant comment il pourra grandir encore, il songe à ajouter à la grandeur de sa tragédie idéale la grandeur de la tragédie réelle, il aborde pour la première fois l'homme de génie, dans la Mort de Pompée, avec César. Et le créateur d'Horace, de Polyeucte et de Pauline ne nous donne qu'un bien triste César. Toutes proportions gardées c'est l'aventure de Rostand dans l'Aiglon, lorsqu'il passe du panache de Cyrano au petit chapeau.

Ainsi un grand poète a toute latitude pour_créer des êtres sublimes par leur abnégation, leur héroïsme ou leur volonté, une Cordelia, un Horace, un Prométhée. tn cette matière non seulement il fait concurrence à l'état-civil, mais il le dépasse infiniment, il fait les êtres plus grands que nature, il peint les hommes tels qu'ils devraient être, et c'est en voyant ce qu'ils devraient être que les hommes se reconnaissent en lui, non par hypocrisie, mais parce que leur devoir-étre c'est leur être véri- table, c'est eux-mêmes dans leur mouvement, leur tendance, leur élan, et, pour tout résumer d'un mot, leur devoir.

Autant l'artiste a pleine liberté et pleine puissance dans la sphère de ce que Kant appelle la seule chose absolument bonne, la bonne volonté, autant ses moyens sont restreints quand il veut créer des intelligences ; j'entends de grandes intelligences, des intelligences géniales, car s'il s'agit du monde inférieur de l'intelligence, celui-ci lui est largement ouvert : la concurrence à l'état-civil lui est permise pour produire des mal-venus de l'intelligence, faire vivre et parler des imbéciles. Le théâtre et le roman trouvent là une magnifique carrière, et vont à leur tour plus loin que la réalité : la plénitude de l'imbécillité d'un Orgon ou d'un Homais n'est probablement pas plus réalisée dans la nature que la plénitude de patriotisme d'Horace ou la plénitude du sentiment du devoir chez Pauline. En matière morale un romancier peut avoir ses personnages au-dessus de lui ; et Taine estime même que, toutes choses égales d'ailleurs, un romancier qui les a au-dessus de lui est supérieur à un

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