BILLET A ANGÈLE 587
Lorsque nous lisons Proust, nous commençons de perce- voir brusquement du détail où ne nous apparaissait jus- qu'alors qu'une masse. C'est, me direz-vous, ce qu'on appelle : un analyste. Non ; l'analyste sépare avec efibrt ; il explique ; il s'applique : Proust sent ainsi tout naturelle- ment. Proust est quelqu'un dont le regard est infiniment plus subtil et plus attentif que le nôtre, et qui nous prête ce regard, tout le temps que nous le lisons. Et comme les choses qu'il regarde (et si spontanément qu'il n'a jamais l'air d'observer) sont les plus naturelles du monde, il nous semble sans cesse, en le lisant, que c'est en nous qu'il nous permet de voir ; par lui tout le confus de notre être sort du chaos, prend conscience ; et comme les sentiments les plus divers existent en chaque homme à l'état larvaire, à son insu le plus souvent, qui n'attendent parfois qu'un exemple ou qu'une désignation, j'allais dire : qu'une dénonciation, pour s'affirmer, nous nous imaginons, grâce à Proust, avoir éprouvé nous-mêmes ce détail, nous le reconnaissons, l'adoptons, et c'est notre propre passé que ce foisonnement vient enrichir. Les livres de Proust agissent à la manière de CQS révélateurs puissants sur les plaques photographiques à demi voilées que sont nos souvenirs, où tout à coup viennent réapparaître tel visage, tel sourire oublié, et telles émotions que l'effacement de ceux-ci entraînait avec eux dans l'oubli.
Je ne sais ce qu'il faut le plus admirer, de cette suracuité du regard intérieur, ou de l'art prestigieux qui s'empare de ce détail et ne nous l'offre que ravissant de fraîcheur et de vie. L'écriture de Proust est (pour employer un mot que les Concourt m'avaient fait prendre en horreur, mais qui, lorsque je songe à Proust, cesse de me déplaire) la plus artiste que je connaisse. Par elle il ne se sent jamais empê- ché. Si, pour informer l'indicible, le mot lui manque, il recourt à l'image ; il dispose de tout un trésor d'analogies, d'équivalences, de comparaisons si précises et si exquises que parfois Ton en vient à douter lequel prête à l'autre le
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