Page:NRF 16.djvu/580

Cette page n’a pas encore été corrigée

574 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Vieille Françoise les appelait « lui ». Celles-ci avaient la main et le pied délicats, très soignés : Françoise se mettait à leurs genoux pour nouer le lacet de leurs souliers garnis de perle. Elle ne les aimait pas tout à fait pour ce luxe, mais parce qu'elles reviendraient sans lui : elles revenaient en effet bientôt tuméfiées et tristes, inconsolables, le corps en lambeaux, l'âme déjà en allée. Françoise séchait leurs larmes sans un reproche, les soignait, attendait leurs morts dans la patience. Deux étaient mortes déjà. — Une troi- sième s'était m.ariée. L'ivrogne, qui l'avait prise à son compte chez lui, lui faisait un enfant par année. Françoise recevait dans ses pauvres bras las, — le jour des couches — le petit, pour le garder et le nourrir. Deux dernières princesses lointaines vivaient dans son âme. Les reverrait- elle ? Comment les retrouverait-elle ? Un redoublement d'amour l'avait saisie pour ses petits-enfants. Elle ne vou- lait pas du moins qu'ils eussent sa vie ni la vie de ses enfants. Il fallait les sauver à tout prix, et c'est pour eux qu'elle quittait le faubourg infâme, qu'elle subissait avec une sorte de joie intérieure ce soir et dans l'esprit d'une humilité nouvelle, — le regard de tout Chantaumois sur ses meubles honteux, — le chuchotement méprisant à son approche des voisins qu'elle allait avoir pour ses derniers jours, — et jusqu'à l'insulte du boucher qui lui ouvrait malgré lui la porte de la maison où elle allait mourir.

Elle savait bien qu'une de ses filles, la plus jeune, seule sage, vierge encore hier, celle qui demeurerait avec elle tou- jours, — s'était donnée au régisseur la veille pour obtenir ce droit de passage. Vieille Françoise ne connaissait pas l'exemple de Marie l'Egyptienne, mais n'éprouvait pas non plus, — pour l'amour de ce qu'elle sauvait, — de scrupule. Elle songeait à l'orgueil qu'il ne faut pas apporter, quand on est si bas, dans le choix des moyens de son salut.

Vieille Françoise portait les jupons que ses filles lui envoyaient. Ils étaient quelquefois à volants ou à pompons, de satin broché ou de soie pompadour. Elle les cachait

�� �