52 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
Si vifs que soient certains souvenirs de ces premiers « moments musicaux », il en est un près duquel tous pâlis- sent : en 83 Rubinstcin vint donner une suite de concerts, à la salle Erard ; les programmes prenaient la musique de piano à ses débuts et la menaient jusqu'à nos jours. Je n'as- sistai pas à tous, car les places étaient « hors de prix », comme disait maman, mais à trois seulement — dont j'ai gardé souvenir si lumineux, si net, que je doute parfois s'il s'agit bien du souvenir de Rubinstein lui-même, ou seule- ment du souvewir des morceaux que j'ai tant de fois lus et relus ensuite. Mais non ; c'est bien précisément lui-même que j'entends et que je revois ; et certains de ces morceaux : quelques pièces de Couperin, par exemple, la sonate en C dur de Beethoven (op. 53) et le rondo de celle en mi (op. 90) Toiseaii prophète deSchumann, je ne les pus ensuite écouter jamais qu'à travers lui.
Son prestige était considérable. Il ressemblait à Beethoven, de qui certains le disaient fils (je n'ai pas été "vérifier si son âge rendait cette prétention vraisemblable) ; visage plat aux pommettes marquées, large front à demi-noyé dans une crinière abondante, sourcils broussailleux ; un regard absent ou fougueux ; la mâchoire volontaire, et je ne sais quoi de hargneux dans l'expression de la bouche lippue. Il ne charmait point, il domptait. L'air hagard, il paraissait ivre, et l'on disait que souvent il l'était. Il jouait les yeux clos et comme ignorant du public. Il ne semblait point tant présenter un morceau, que le chercher, le découvrir, ou le composer à mesure, et non point dans une improvisation, mais dans une ardente vision intérieure, une progressive révé- lation dont lui-même éprouvât et ravissement et surprise.
Les trois concerts que j'entendis étaient consacrés, le premier à la musique ancienne, les deux autres à Beethoven et à Schumann. Il y en eut un consacré à Chopin auquel j'aurais bien voulu également assister, mais ma mère tenait la musique de Chopin pour « malsaine » et refusa de m'y mener.
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